Cette photographie me fascine car je ne la comprends pas. Qu’est-ce qui se passe dans cette image ? Un homme tend son pistolet vers un cheval et le tient en joue. Un autre homme tient tranquillement l’animal au licol. Que s’est-il passé avant ? Le cheval a t-il raté son débourrage et le propriétaire n’en peut plus ? Ou alors, cet animal s’est blessé, il souffre, inguérissable on le tue à la volée ? Non, il a sans doute rué sur trois enfants dans la rue et les a gravement blessés. Mais cela justifie t-il une prise photographique ? Pas vraiment. Alors c’est un boucher qui attend une nouvelle livraison de viande ?
Je ne suis pas satisfait par ces explications.
Si je regarde au fond à gauche, je distingue des hommes et des femmes derrière une palissade qui observent la scène. Des badauds ou un rendez-vous déjà rodé ? Ce serait une photographie prise lors du tournage d’un film ? Pourtant ils ont l’air endimanchés. Ils attendent, le cheval attend, l’homme au licol attend, le policier attend… un ordre de tirer ? L’animal serait condamné à mort comme le serait un prisonnier de guerre ?
C’est le pistolet qui fait la silencieuse puissance de l’image. Mais si le policier devait tirer dans cinq secondes, l’homme au licol serait-il si décontracté et si proche de l’animal ? Certainement pas.
Je n’y comprends rien.
Décomposons encore l’image. Remarquons la tenue du cheval, il est harnaché : la bride, la sellette, la bricole sont serrés. Mieux, il est équipé pour l’attelage, sans doute pour tracter une charrue de ville. Ce détail confirmerait que l’on ne tue pas un cheval ainsi pour la boucherie ni pour sa dangerosité. Alors quoi ?
On n’en sait rien.
On n’y comprend rien.
L’image est vide de sens.
On imagine des histoires extravagantes mais guère convaincantes.
On sait simplement qu’on est en ville, qu’il fait frais au vu des casquettes portées, que le policier n’est pas français au vu de son costume. Son étoile sur la poitrine, son immatriculation, sa pose. Et si c’était lui l’objet principal de l’acte photographique ?
On n’y comprend rien tant qu’on n’interroge pas la prise photographique. Qui prend la photographie, à quel titre et pour quelle raison ?
La « prise ». C’est tout d’abord en bas à droite la date imprimé d’une écriture administrative : 9/5/31. C’est une prise qui certifie. Dont acte. Ensuite, la pose du policier est destinée à montrer qu’il fait fort bien son travail. On chauffe, ça y est. Le cheval est vieux, bien vieux. Il ne peux plus faire son métier de traction. Il tient à peine sur ses pattes et on l’a harnaché pour lui rendre ses honneurs : « mort au travail ».
Oui, c’est une fin de carrière, une mise à la retraite, ce pourquoi cette scène est dressée avec ses spectateurs, le propriétaire, le policier. Mais une raison surplombe le tout. En 1931, à Montréal, il est interdit d’abattre soi-même son cheval de traction. Un règlement municipal oblige les propriétaires à demander à la police de venir abattre les chevaux « en bonne et due forme ». Le transport des matériaux et des personnes en ville se fait alors par attelages de chevaux par milliers, avec une sévère réglementation sur les accidents : les incidents sont fort nombreux, parmi lesquels les blessures animales.
Nous y voilà.
Cette photographie vient du fond de la police des archives municipales de Montréal.
Le studio photographie de la police suit toutes ces opérations avec une obligation de garder une trace des interventions : vols, accidents, crimes, bars ouverts la nuit, jeux interdits, filature de suspects, attachement et nourriture des chevaux, abattage en cas de danger, etc. Le fonds conserve des milliers de clichés commandés par des règlements. C’est bien « la prise » qui offre une partie du sens. Tel un tableau de peinture, c’est l’acte policier qui est mis en scène.
Une photographie ne parle pas. Il faut se déplacer dans l’œil du photographe. Interroger les raisons de sa prise. Fermer un œil, ouvrir l’autre pour changer de point de fuite.
Cette rubrique « images et sons » est une invitation à déplacer notre regard et notre écoute.