EXTRAIT : L’HORIZON DES PLUS JEUNES
Il est 11 heures du matin. Keida n’a pas cours, c’est les vacances de février. Comme les 97 enfants de l’hôtel d’Ellis, elle va tourner en rond entre couloir et chambre, couloir et cuisine, couloir et hall, hall et Mac do qui est à 300 mètres. Le couloir fait 1 mètre 29 centimètres de large. Bras en croix vous touchez les deux bords. C’est en fait un tunnel, un tunnel de 38 mètres de long sans fenêtres.
Bienvenue à bord du couloir ! Rester à droite, former une ligne, ne pas s’arrêter pour éviter le goulot d’étranglement, éviter les collisions afin d’atteindre son espace minuscule de 9 mètres carrés et des poussières. Commande 3 burgers frites. Cris à l’étage. C’est 5 bambins, nous montons au 2eme, ambiance crèche à l’heure du
biberon. Une fille de 15 ans semble veiller sur eux, elle reçoit de Keida un sac papier Mac do, Ah erreur, le Best-Off est un Burger vegan ! Elle proteste et réclame un retour.
Aïda est en pyjama. Elle a 22 ans, étudiante en BTS qu’elle va passer en candidat libre en « action management ». Elle voudrait devenir assistante commerciale d’une petite entreprise, s’occuper de la facturation, fichiers clients, gestions des stocks. Pour l’instant elle porte les casseroles de la chambre à la cuisine. Elle nous glisse
« j’ai grandi ici depuis 2012, dans le même hôtel, j’avais 14 ans … ». Mais elle a hâte de s’échapper, vers midi sans doute. Car pour ses études, elle doit beaucoup travailler hors du lycée, « et c’est très compliqué dans la chambre ; du coup, je vais souvent à la bibliothèque de Pierrefitte-Stains, elle est très grande. La médiathèque. »
Elle prend le bus jusqu’à Sarcelles puis le tram qui l’amène juste devant la médiathèque, « La Maison du Temps Libre ». Au premier étage, c’est très confortable, il y a des postes informatiques. Aïda nous précise qu’elle évite de rentrer avant 20 heures : pas de place.
Dans sa famille, ils sont cinq, ses parents et ses deux frères (15 et 21 ans) et ils ont deux chambres : trois d’un côté, deux de l’autre (3, 69 m2 par personne). « C’est très compliqué de rester dans la chambre à trois. A peine pour dormir. Manger sur le pouce. Nous sommes arrivés fin 2012 dans l’hôtel, et tout le lycée j’ai fait comme
ça. Pas un mètre carré. Alors je sors au maximum avec des amies, on s’organise. » Mais les études sont difficiles, d’autant qu’Aïda s’est inscrite en licence en alternance en management, et doit trouver un stage long en entreprise. « Personne ne m’aide, alors je me débrouille pour les devoirs et pour ne pas faire d’erreur. » A la Maison du Temps libre, « rien à manger le midi car en plus, ça ferme entre 12h et 13h 30, mis à la porte, on est dehors, on mange un sandwich, c’est pas terrible les quatre mois d’hiver ! Le personnel va déjeuner, et avec mes amies on est à la porte. »
Son frère de 21 ans s’est arrêté au bac, il travaillait en CDD, il ne travaille plus. Sa mère travaille en CDI, toujours pas de logement. « On attend toujours ; on a demandé la procédure Dalo, on a des papiers tout ça, on a été reconnus prioritaires. 6 mois après, on a fait un recours au tribunal administratif, et là on a reçu un courrier qu’ils doivent nous donner un logement d’ici le 1er avril. On attend. J’espère parce qu’on a grandi, ça devient très compliqué ! »
Elle reste calme, elle n’a pas l’air ni d’y croire, ni de ne pas y croire. Une dame africaine sort. « Bonjour, ça va. La Maman elle va bien ? » La jeune fille ne connaît depuis 2012 que ses voisins proches. Sinon elle ne fréquente pas les gens de l’hôtel, dit-elle. « Je ne sors pas ici. » Ses amis sont à l’extérieur. « Ici ils n’ont pas mon âge, ils n’ont pas la même compréhension des choses. » L’expression « je ne sors pas ici » est étonnante au vu du lieu : que des chambres. Cette expression se rapporte plus au « milieu de vie », ces liens multiples entre ces cinquante familles, cette micro société ainsi construite sans lieu. Passer l’adolescence et le début de l’âge adulte à l’hôtel, collés aux parents, rivés à l’espace familial, est une épreuve pour cette jeune fille qui a pu trouver quelques échappatoires. Nous ne reverrons plus Aïda qui fuit souvent ses 9 mètres carrés partagés avec deux de ses frères.