LE PROCES D’EMILE
Archives nationales de Pierrefitte-sur-Seine. Boîte BB/24/753. Lot de dossiers intitulé : « Insurrection de la commune de Paris ».
Ils ont pris Paris pour en faire une ville autonome. Après les batailles perdues contre les Allemands, après que le gouvernement ait demandé et signé l’armistice, cèdé les 5 milliards, l’Alsace et la Lorraine et consenti à l’occupation temporaire de l’armée allemande, après, aussi, qu’il ait rétabli le paiement des loyers et supprimé les paies de la plupart des soldats, ils ont d’abord repoussé les Allemands hors de la ville puis se sont emparés des centres de pouvoirs : mairie, préfecture de police, ministères de la guerre, des finances, de la justice… Du soir du 18 mars 1871 au 20 mai de la même année, ils ont abrogé des lois, en ont promulgué de nouvelles, ils ont administré la ville et l’ont tenue, tenue jusqu’à ne plus pouvoir. Quand l’armée nationale entre finalement dans Paris, du 21 au 28 mai, la semaine sanglante fait des milliers de morts. Puis l’on procède au jugement. Les conseils de guerre se succèdent et se multiplient. Émile fait partie des inculpés.
DOSSIER N°242
Émile Giffault, « 21 ans, né à Paris (Seine), célibataire, profession dessinateur géographe, demeurant à Paris rue des grands Augustins 21, catholique (…) ».
Quelques indications froidement consignées. Économie des traits – âge, métier, lieu de vie – qui feraient un individu, et suivant la logique de classement spécifique à la justice militaire. Pourtant chacun d’eux est comme un cadeau. À qui veut retracer la vie d’un inconnu, quand on traque les traces et qu’elles se font si rares, et quand elles apparaissent, soudain, sur le papier.
L’archive obscurcit autant qu’elle éclaire, mutile en même temps qu’elle reconstitue. S’il faut s’en saisir avec des pincettes, affuter son regard critique, il faut la prendre, toute entière, dans ses moindres détails.
« Catholique » ? Sans doute Émile, aurait ri sarcastique ou bien pas ri du tout, les communards n’étaient pas tendres avec la religion. Parisien de naissance et de résidence, jeune adulte et célibataire, il habite probablement encore chez ses parents. Il a semble-t-il exercé déjà comme « géographe » et « dessinateur », un de ces ouvriers artistes du haut de la pile ouvrière, « lettré » comme on dit, et jeune avec ça, pour un communard… Jeunesse qui pourrait plaider en sa faveur ?
Le dossier prend la forme d’une série d’interrogatoires, le premier en date du 17 août 1871, les suivants les 17, 20 et 26 janvier 1872, à Versailles d’abord et puis à Saint-Germain-en-Laye où siègent les conseils de guerre. Pour chacun d’eux, pour introduire, quelques données, lieu, date et noms, de l’interrogateur et de l’interrogé, contexte hâtivement brossé, l’interrogatoire se déroule. « D » pour « demande », « R » pour « réponse », en face les paroles transcrites, sans plus de description pour les accompagner, D demande, à la ligne, R répond, D demande…
Froideur encore de l’archive qui contraste avec son pouvoir, apparent, de résurrection – cette impression de voir, d’entendre renaître les morts, la voix d’Émile dont j’imagine distinguer le timbre, lointain, l’écho – et où pourtant se joue la destinée d’un homme.
Il y a eu, en mai, les exécutions sommaires par milliers. Il y aura bientôt les exécutions judiciaires. Les peines de prison, plus ou moins longues, perpétuelles. Les "simples" déportés et les déportés enfermés, les transportés, au bagne, et astreints aux travaux forcés, en Nouvelle-Calédonie.
Que sait Émile de ce qu’il risque ?
Il s’en sort bien le 17 août.
3e conseil de guerre permanent de la 1ère division militaire séant à Versailles.
Interrogatoire d’Émile Giffault, le 17 août 1871, par Jean-Baptiste Blanchet, substitut du rapporteur près le conseil :
D – Que faisiez-vous avant l’insurrection ?
R – J’étais dans la garde nationale, 193e bataillon, 1ère compagnie de marche.
D – Vous n’avez pas cessé de faire partie de la garde nationale après le 18 mars ?
R – Si. Dès le 1er mars, je me suis fait exempter de service dans l’espérance de trouver du travail qui n’est pas venu.
D – Alors, vous êtes entré de nouveau dans la garde nationale ?
R – Non. J’ai été employé dans un bureau à la préfecture de police (bibliothèque et archives). J’y suis entré dans le courant d’avril, et j’y suis resté jusqu’au lundi 22 mai.
D – Quel traitement receviez-vous ?
R – On devait me donner 200 francs par mois, mais je n’ai pas été payé régulièrement.
D – C’est volontairement que vous serviez la Commune ; rien ne vous y obligeait ?
R – J’étais obligé d’entrer dans la garde nationale si je n’avais pas accepté cet emploi.
Tout réside, on dirait, dans cette dernière question : Émile voulait-il servir la Commune ? S’il le voulait, il est coupable, coupable comme ils disent aux conseils de guerre, « d’attentats dans le but de changer le gouvernement ». S’il ne le voulait pas, pourquoi a-t-il quitté la garde ? Et pourquoi était-il à la préfecture de police ? Le rapporteur le cherche, plus même, il le provoque. La plupart de ses questions sonnent comme des affirmations : « C’est volontairement que vous serviez la Commune… »…
Le rapporteur le provoque, Émile tente, semble-t-il, de déjouer ses questions. Voulait-il servir la Commune ? À celle-là, décisive, il ne répond pas. Il ne dit pas ce qu’il voulait, il dit ce qu’il ne voulait pas : il ne voulait pas être garde. C’est plausible. Les 30 sous par mois des gardes nationaux étaient bien maigres, et puis « lettré », dessinateur géographe, il pouvait ne pas avoir goût à la violence armée. Pour cette même raison n’avoir pas été dans les rues pour défendre Paris contre les Versaillais qui allaient la reprendre.
Mais pourquoi s’en tient-il là ? Pourquoi ne dit-il pas qu’il y était contre son gré, à la préfecture de police, à servir la Commune ? C’est la seule manière qu’il aurait de se faire absoudre, d’éviter la prison, la déportation. Au lieu de quoi, il contourne, mais le rapporteur ne peut être dupe. S’il n’affirme pas qu’il ne voulait pas, quand c’est toute la question, alors c’est qu’il voulait. Qu’il était de gré communard.
Peut-être sait-il des choses que nous ne savons pas, de ces choses que saurait déjà le rapporteur et qui feraient d’emblée d’Émile un partisan de la Commune. Peut-être aussi a-t-il jugé mieux de ne pas mentir, ou de mentir le moins possible. Pour garder son aplomb et son intégrité, pour ne pas se laisser piéger…
Sa marge de manœuvre est à trouver ailleurs. Ce sont d’autres questions qu’il s’agit de trancher. Celles des formes et des degrés de son implication. Peut-être voulait-il être à la préfecture, mais d’autres raisons le poussaient aussi : toucher un salaire, ne pas être garde, dit-il. Son choix pouvait être en partie contraint, son implication mesurée. Au service archives et bibliothèques, il manipulait sûrement du papier, mais il pouvait n’avoir pas une fois pris les armes.
Le rapporteur reprend :
D – Vous aviez reçu un fusil de la Commune ?
R – Non, mais j’avais encore le fusil et les cartouches que j’avais reçus pendant le siège de Paris par les Allemands, ainsi que mes effets d’équipement. Le tout fut rendu le 25 mai lorsqu’on se présenta chez mon père pour m’arrêter.
Là finit le premier des interrogatoires, avec en complément un « état de renseignements » du commissaire de police ayant procédé à l’arrestation :
« Le jeune Giffault est intelligent ; nul doute qu’il n’ait été au début en communion d’idées avec les hommes de la Commune (il reçoit les encouragements des Vieux)… »
Les Vieux, avec leur majuscule, les meneurs qui souvent sont aussi plus âgés, parmi eux sans doute Raoul Rigault, le blanquiste à la tête de la préfecture de police – et dont le commissaire aurait intercepté quelque lettre d’encouragement ? De ces Vieux qui pourraient, si ce n’est l’avoir berné – « le jeune Giffault est intelligent », il savait ce qu’il faisait – pour le moins poussé, incité…
« Il nous a paru revenir à des idées plus claires », finit le commissaire.
Est-ce à dire qu’il se repentirait ? Ou a minima qu’il s’assagirait ? Faute avouée, faute à demi pardonnée ? Et sa peine pourrait en sortir allégée…
17 janvier 1872. 8ème conseil de guerre permanent de la 1ère division militaire.
Cinq mois se sont écoulés depuis le premier interrogatoire. Où était donc Émile pendant tout ce temps ? En détention dans l’un de ces camps militaires où sévissaient le froid, la malnutrition, la vermine ? L’hiver a dû en rajouter. Il y a eu novembre, décembre, dans quel état est-il ce jour de mi-janvier ? D’épuisement, de nerf ? Ou est-ce que l’enjeu – les années à venir ou même toute sa vie qui se jouent là, maintenant – sublime la fatigue ? L’espoir aussi peut le porter. Le 17 août s’est bien passé. Peut-être a-t-il su faire la preuve de sa relative innocence : de son adhésion, relative, aux idées communardes, du caractère relativement inoffensif de son action, notamment de son non usage de la violence des armes. Il pourrait s’en tirer à moindre frais si ce n’est peu, échapper à l’exil ou la mort : quelques mois ou quelques années de prison en France, à domicile, non loin de ses proches et de ses parents.
Sauf qu’entre-temps des pièces ont été ajoutées au dossier. Deux dépositions. L’une le 12 septembre d’un certain Théallier, l’autre le 22 d’un nommé Canterelle.
Gabriel Théallier, « 50 ans, marié, garçon de bureau, gardien des archives à la préfecture de police », dépose qu’Émile Giffault a « préparé l’incendie des archives avec trois bonbonnes de pétrole réquisitionnées chez le sieur Quentin, marchand de couleur, rue Grégoire de Tours n°3 ».
Tentative d’incendie ? De la préfecture de police ? Pour ne pas laisser l’armée nationale reprendre la ville et ses centres ? L’accusation est décisive.
Alexandre Canterelle, « concierge, célibataire, âgé de 20 ans, demeurant avec sa mère rue Grégoire de Tours n°3 », confirme. En l’absence du marchand, c’est lui qui a remis les bonbonnes à Giffault.
D – Qu’avez-vous à répondre…
L’interrogatoire commence.
D – … à la déposition du sieur Théallier […] ?
R – Je nie formellement cette déposition.
A. Wilbois, substitut du rapporteur près le conseil, poursuit :
D – Il y a à votre dossier une pièce officielle du bureau des archives [de quelle pièce s’agit-il ?] signée du sous-chef des archives Émile Giffault. Or il n’y avait qu’un sous-chef aux archives et c’était vous. Vous ne pouvez donc pas nier que cette pièce soit de vous ?
R – Je ne nie pas absolument qu’elle ne soit pas de moi, mais je ne le rappelle pas.
Il ne nie pas qu’elle ne soit pas… Il nie deux fois, c’est qu’il acquiesce ? Le greffier se serait-il trompé ? Ou est-ce Émile qui s’emmêle ? Désarçonné par la question, par cette pièce officielle dont il ne sait pas plus que moi ce qu’elle contient, les risques qu’elle lui fait encourir ? Ou désarçonné parce qu’il ment ? Qu’il ne peut plus faire, comme en août, que déjouer les questions ou taire des détails qui pourraient n’en pas être ? Il aurait, en effet, pris part à l’incendie, découvrirait avec horreur le témoignage de Théallier, en perdrait ses moyens… Cette étrange impression d’être comme les rapporteurs, en train de traquer avec eux la vérité des faits.
Trois jours après, le 20 janvier, les témoins comparaissent.
Théallier a beaucoup à dire. Beaucoup à ajouter à sa déposition qui n’avait trait qu’aux seules bonbonnes de pétroles. Au bureau des archives, il a pu constater bien des faits et gestes d’Émile. Les questions, ouvertes, du rapporteur, l’encouragent à développer :
D – Que savez-vous de plus sur la conduite de Giffault ?
R – Je crois bien me rappeler que Giffault était déjà avec Raoul Rigault à l’époque du 4 septembre…
Dimanche 4 septembre 1870, c’est suite à la défaite contre les Allemands orchestrée par Napoléon, la soudaine proclamation de la 3e République. Le même gouvernement qui signera l’armistice, supprimera les paies des soldats et rétablira les loyers. Un gouvernement plus que modéré, alliant républicains, conservateurs et militaires, mais comptant tout de même en son sein quelques radicaux. Avec lui, Raoul Rigault, futur communard et déjà communard de coeur, est nommé commissaire à la préfecture de police dont il prendra la tête quand viendra la Commune. Si Émile était bien « avec » lui dès septembre, c’est que, contrairement à ce que pouvait laisser entendre le premier interrogatoire, bien en amont de son emploi au bureau des archives, il ralliait déjà les idées communardes. Et pas des moindres : les blanquistes, dont Rigault, sont, dit-on, les plus durs, intransigeants, violents parmi les communards. Théallier n’est pas sûr. Il « croit se rappeler ». S’il a vu Émile, à l’automne à la préfecture, il n’aura fait que le croiser, comme on croise quelqu’un pour la première fois et qu’on peut l’oublier. Il se risque pourtant à presque l’affirmer. Il en veut pour preuve ce fait que Giffault qui dit, lui, être arrivé au mois d’avril, serait entré aux archives dès le début de la Commune :
R – … ce qui me le prouve, c’est que, le 19 mars, il est venu directement à la préfecture et est entré en fonctions immédiatement.
Non seulement Émile aurait menti quant à sa date d’arrivée, caché son adhésion, profonde, à la Commune, il aurait encore, une fois dans la place, usurpé les fonctions de commissaire de police. Théallier continue :
R – Giffault n’avait pas de fonction spéciale ; il faisait tout ce qu’il voulait ; il n’était jamais aux archives, il faisait souvent les fonctions de commissaire de police dont il portait souvent l’écharpe.
Théallier s’arrête, Wibois le relance :
D – Giffault avait-il des armes ?
« Aviez-vous reçu un fusil ? », demandait-on le 17 août. « Non », répondait Émile.
R – Il avait toujours un petit revolver sur le bureau quand, le matin, j’allais signer ma feuille de présence. Giffault mettait son revolver à la main et, le dirigeant vers moi, il me disait en ricanant : « Eh bien ! Citoyen Théallier, quand est-ce que nous allons à Cayenne ? », mais je le regardais toujours dans le blanc des yeux.
Ainsi Théallier, à maintes reprises, souligne à l’adresse du rapporteur sa désapprobation des pratiques des communards et la manière qu’il a eu de les braver, là par exemple, de soutenir le regard de Giffault « dans le blanc des yeux ». Pour lever tout soupçon qui pourrait faire de lui un partisan de la Commune ? Mais Théallier comme témoin, témoignant de gré contre Émile, a peu de chance d’être inquiété. C’est sans doute plutôt qu’il saisit l’occasion d’exprimer publiquement son hostilité longtemps réprimée. À devoir obéir à des ordres qu’il abhorrait. Mettre en application des idées qu’il condamnait. Subir et se plier, à défaut de baisser les yeux, à des manières d’être et de faire qu’il jugeait malhonnêtes. Pour garder son emploi, Théallier coincé à la Préfecture.
Certainement il éprouve de l’hostilité. Tout ce qu’il dit des communards est exclusivement négatif. Émile faisait ce qu’il voulait, « ces commissaires de la Commune étaient capables de tout ». Sans règle et sans limite, ils s’adonnaient encore à la boisson, et tout le jour : « ils s’étaient mis sur le pied de prendre du vin blanc tous les matins[…] ; on mettait le couvert […] vers onze heures ; Raoul Rigault présidait aux repas ; […] cela se prolongeait fort tard dans la nuit. » Par ressentiment il sélectionnerait ces éléments qui, parmi d’autres, jetteraient le discrédit ? Et par ressentiment, il forcerait le trait ? Émile aurait vraiment joué de son arme et ricané, menacé au second degré Théallier de déportation ? Si ce n’est chaque matin, pour le moins bien des fois ? « Giffault mettait son revolver », il utilise l’imparfait, comme on fait pour parler d’une action qui se répéterait.
Et si Théallier inventait ? Pour se venger, sachant qu’a priori personne ne témoignera contre lui, si ce n’est Émile mais si ce n’est que lui, c’est parole contre parole… Les détails – dates et heures, « le 19 mars », « vers onze heures », le vin blanc, l’écharpe ou le revolver, les ricanements, Cayenne – laissent pourtant penser le contraire. De même que cette perche tendue, pour discréditer l’accusé, que Théallier ne saisit pas :
D – À votre connaissance, Giffault assistait-il aux orgies de la préfecture ?
R – Je n’ai connaissance qu’il y ait été qu’une fois.
Et Théallier encore de multiplier les détails, en guise de réponse à la dernière question, pourtant fermée, du rapporteur :
D – Vous rappelez-vous quel jour les trois bonbonnes de pétrole avec lequel le feu a été mis au bâtiment des archives ont été apportées ?
Sûrement le 21 mai, commence Théallier, car c’est le 22, un lundi, que Giffault les lui a montrées. Au bureau d’ordre du 1er bureau du cabinet.
D – Giffault m’a dit : « Voilà de quoi faire brûler les dossiers politiques ». Je lui ai répondu : « Faîtes bien attention de me brûler entièrement, car, si vous me manquez, je serai pire que le lion blessé ». […] Giffault m’a dit : « C’est moi qui ai réquisitionné ce pétrole, rue Grégoire de Tours ».
Pas sûr cependant que Giffault ait directement pris part à l’incendie. C’est le 24, un mercredi, vers 10 heures du matin, que le bâtiment a brûlé. Théallier l’y a vu pour la dernière fois dans l’après-midi du 23.
Peu après, Émile comparaît. Les deux hommes se font face. Se bravent du regard ? Comment est fait l’espace ? À quelle distance sont-ils l’un de l’autre ? Debout ? Fiers ou bien frémissants d’une colère rentrée ? Que pensent-ils ? Que sentent-ils ? Qu’éprouve Émile pour cet homme qui pourrait être sur le point de faire basculer sa vie ?
D au témoin – Reconnaissez-vous le nommé Giffault Émile ?
R – C’est bien lui.
D à l’accusé – Reconnaissez-vous le témoin Théallier qui a été avec vous à la préfecture de police ?
R – C’est bien lui.
Et pour toute défense, cette seule dénégation :
R – Ce n’est pas moi qui ai réquisitionné le pétrole.
Sans plus de développement. Qui l’a fait dans ce cas ? Ce serait dénoncer. Alors où était-il, que faisait-il le 21 s’il n’était rue Grégoire de Tours à prendre du pétrole ? Pourquoi n’en donne-t-il pas lui aussi des détails ? C’est ce qui le sauverait. Son silence va le perdre. Il ment, doit-on penser. Sans doute a-t-on raison, il ment…
Le même jour, Canterelle, concierge du n°3 de la rue Grégoire de Tours, comparaît à son tour.
À sa déposition du 22 septembre, il a ajouté une pièce : le reçu attestant de la réquisition des bonbonnes de pétroles, que la main de l’archive a adjoint au dossier :
Nous, Commissaire de Police, attaché à la Commune, avons, d’après les ordres qui nous ont été donnés, requis, chez le sieur Quentin, marchand de couleurs, rue Grégoire de Tours, n°3, trois touries contenant de l’esprit-de-vin, de l’essence et du pétrole. Il n’a rien été pris autre chose.
Ces touries sont requises pour la Préfecture de Police.
Le Commissaire spécial
E. Giffault
D – Est-ce bien le même homme qui a réquisitionné le pétrole [A. Wilbois demande à Canterelle] qui a signé le reçu que vous avez remis au commissaire ?
R – Oui, il l’a écrit et signé chez le marchand de couleur, et j’ai débouché pour cela une bouteille d’encre.
D – Avait-il une écharpe ?
R – Oui, et il s’est donné le titre de commissaire de police.
À nouveau cette puissance des détails à laquelle à nouveau Émile n’a pas recours.
D à l’accusé – Avouez-vous vous être présenté rue Grégoire de Tours […] ?
R – Je le nie.
Cependant, aussitôt, Émile est ré-interrogé, seul à seul avec A. Wilbois.
Saura-t-il saisir l’occasion ? De développer ? Détailler ? De contre-argumenter ?
Sera-t-il au contraire épuisé, abattu ? Après des mois d’enfermement et un trop long jour de procès qui d’accusations en accusations aura réduit jusqu’au néant tout espoir de succès ?
Ou cerné simplement, car coupable en effet de ce dont on l’accuse, obligé de mentir, trop risqué, trop traître à la cause, d’inventer de faux faits ?
D – Le témoin Théallier déclare que vous n’étiez pas employé spécialement aux archives, mais que vous exerciez souvent les fonctions de commissaire de police […] ?
R – C’est absolument faux.
Et pourtant le reçu, « Nous, Commissaire de Police », signé Émile Giffault…
D – Théallier dépose également que le 19 mars, vous êtes arrivé avec Raoul Rigault à la préfecture de police ?
R – C’est complètement faux, je n’y suis arrivé qu’à la fin de mars.
À la fin de mars ?! Il a dit « avril » le 17 août. C’est qu’il n’est pas sûr de la date exacte ? Entre la fin mars et début avril, le souvenir est flou, les jours étaient denses, la période brouillée de mille événements ? Il a dû pourtant répéter. Se préparer chaque fois aux interrogatoires. Travailler en amont ses discours et leurs faits. Pour une fois qu’il se risque à juste un peu développer, il se dément lui-même…
D – Quelles armes aviez-vous à la préfecture ?
R – J’avais un petit revolver […], il n’était pas toujours chargé, je ne l’avais pas toujours sur moi ; ce que dit Théallier […] est complètement faux.
Enfin de ces détails qui donnent au propos du pouvoir. Théallier, sur ce point, aurait pu inventer ?
D – Vous vous êtes présenté au n°3 rue Grégoire de Tours […] et vous avez donné une reçu au nommé Canterelle […] ?
R – Non.
D – Vous n’avez rien à ajouter […] ?
R – Non.
Le dernier interrogatoire en date du 26 janvier 1872 n’apportera rien de plus qu’une autre série de dénégations.
« Ce n’est pas moi […] »
« Je le nie. »
« Non. »
À l’exception d’un ultime sursaut.
« […] le prévenu a manifesté le désir d’ajouter quelque chose[…] ».
Ce sont les derniers mots d’Émile :
R – Je tiens cependant à ce que l’on constate que je ne me suis jamais trouvé le mardi 23 mai […] avec le nommé Bacley, comme paraît le faire croire la déposition du sieur Théallier. Je ne suis venu ce jour-là à la préfecture qu’un instant, et j’en suis parti le matin de bonne heure avant déjeuner.
Ainsi, pour la deuxième et dernière fois, Émile oppose d’autres faits aux propos de Théallier. Il y a eu le revolver qu’il n’avait pas toujours sur lui quand Théallier disait qu’il l’avait chaque matin. Maintenant cet échange avec le nommé Bacley qu’Émile dit ne pas avoir eu le mardi 23 mai à la préfecture de police où il n’a été qu’un instant. La deuxième ou la troisième fois si l’on compte la question de sa date d’entrée en fonction. 19 mars dit Théallier. Fin mars oppose Émile. Il avait dit courant avril. Il s’emmêle, c’est un fait, on peut pourtant lui accorder de ne pas bien se rappeler, pour le moins mettre en doute le 19 mars de Théallier.
C’est peu, trois fois, c’est sûr, et c’est peu de matière : une date d’entrée tardive, un revolver occasionnel, un passage éclair à la préfecture… Mais justement, puisque c’est peu, peut-être est-ce d’autant plus précieux. Peut-être bien que sur ces points où Émile se risque à s’arrêter, on peut s’arrêter avec lui, et sur ces points mettre en question la parole de Théallier.
Le rapport, signé A. Wilbois, en date du 27 janvier 1872, reproduit pourtant à la lettre tant la déposition que le témoignage de Théallier et va même jusqu’à convertir les hypothèses en assertions. On se souvient que Théallier croyait se rappeler avoir vu Émile à la préfecture à l’époque du 4 septembre. Ainsi commence le rapport :
Le nommé Giffault Émile […] avait depuis longtemps sa place marquée dans l’insurrection. Dès le 4 septembre, on l’avait aperçu à la Préfecture de Police en compagnie de Raoul Rigault et, le 19 mars, tous deux y étaient venus directement prendre possession du poste qu’ils s’étaient attribué à l’avance.
Aucun compte tenu des oppositions de Giffault. Le rapporteur d’ailleurs, le reconnaît lui-même :
Il serait bien difficile, en présence des dénégations formelles de l’inculpé, de le suivre pas à pas pendant toute l’insurrection. Il faut se contenter d’établir des faits palpables, résultant des dépositions précises des sieurs Théallier gardien aux archives, et Canterelle, concierge au n°3, rue Grégoire de Tours.
Alors Giffault sera bel et bien arrivé dès le 19 mars. Il aura, à maintes reprises, usurpé les fonctions de commissaire de police. Toujours eu sur sa table un petit revolver qu’il aura quelquefois brandi sur Théallier en lui disant en ricanant : « Eh bien ! Théallier, quand allons-nous à Cayenne ? » Il lui aura montré, le 22 mai, les bonbonnes en lui précisant que c’est lui qui les a réquisitionnées pour mettre le feu aux archives. Les aura en effet réquisitionnées rue Grégoire de Tours. Aura conseillé, le 23, au nommé Bacley d’user d’une casserole afin d’arroser de pétrole les dossiers politiques. Et le lendemain, le pétrole aura servi à l’incendie.
On pourrait s’étonner de ce rapport qui ne repose pratiquement que sur des discours, certes précis, mais somme toute, matériellement invérifiables. On pourrait y voir la confirmation de ce que, tout particulièrement, le juge est ici juge et partie. Quelques « preuves matérielles » appuient tout de même certains propos : « trois pièces signées Giffault » avec « trois signatures absolument semblables » ; « pour aucune de ces pièces il ne peut y avoir de doute ».
En conséquence, notre avis est qu’il y a lieu d’ordonner la mise en jugement contre le nommé Giffault Émile pour :
avoir pris part à un attentat dont le but était de détruire le Gouvernement ;
s’être, sans titre, immiscé dans les fonctions publiques ;
avoir, dans un mouvement insurrectionnel, revêtu l’insigne de commissaire de police et avoir porté des armes apparentes ;
avoir, escorté d’une force armée, soustrait des matières incendiaires dans une maison fermée ;
avoir été complice de l’incendie des archives de la Préfecture de Police en préparant cet incendie au moyen de trois bonbonnes de pétrole, et avoir menacé d’incendier ce monument.
[…]
Le rapporteur A. Wilbois
Le 3 février 1872, Émile Giffault est finalement condamné au bannissement et aux travaux forcés à perpétuité.