Mémoire ouvrière en Val d’Aubois : journal de recherche
Entre 2018 et 2020, Laurent Aucher a participé à un recueil de témoignages filmés sur le thème de l’industrie en Val d’Aubois. Dans son journal de bord, qui vient de paraître, l’auteur rend compte de ses doutes, difficultés, tâtonnements et petits bonheurs. En portant son attention sur l’ordinaire de la recherche, il donne à saisir une sociologie en actes, laquelle permet de rappeler que, comme toute construction, une enquête sociologique n’est pas réductible à la seule dimension intellectuelle, elle met aussi en jeu du relationnel, du subjectif, de l’affect. Au travers de très nombreux extraits biographiques, il esquisse aussi un portrait sensible et inédit de cette partie du Berry encore trop souvent méconnue. [Crédit photo : Paul-Henry Sironneau. Et pour la photo de couverture : Bernard Declerck)]
EXTRAIT : Vendredi 25 octobre 2019 au domicile de Ginetto Anzil à Sancoins.
Roger Luissi et Guy Bérisset ne sont pas encore là lorsque j’arrive chez l’ancien chef de fabrication à la tuilerie de Grossouvre. Lui : « Je vais les appeler. » Le temps que les deux hommes nous rejoignent, j’en profite pour installer mon matériel vidéo dans le salon, quasiment au même endroit qu’en septembre dernier lors de l’entretien avec Ginetto.
Au moment de la prise de contact, Guy Bérisset me dit que quelqu’un lui a téléphoné il y a plusieurs semaines en vue de l’interviewer. Il précise : « À l’époque, je n’étais pas disponible. » En parcourant la liste fournie par la secrétaire de l’association Aubois de terres et de feux (ATF), Geneviève Cagnard, je peux effectivement lire à côté de son nom et des informations le concernant (coordonnées et éléments biographiques) : « À recontacter après l’été. » Alors que je me souvenais d’avoir appelé Michel Moinard, j’avais complètement oublié Guy Bérisset.
L’interview durera environ une heure trente. Selon le dispositif habituel, je commencerai par demander à chacun des trois anciens salariés de la tuilerie de Grossouvre de se présenter avant de leur poser collectivement une série de questions thématisées. L’interview donnera lieu à plusieurs échanges, parfois contradictoires comme je l’espérais, théâtre d’une corporalité en action laissant percevoir le degré d’accord et de désaccord entre les enquêtés, la part de non-dit, leur niveau de complicité. Les présentations inaugurales de soi se feront dans l’ordre suivant : d’abord Guy Bérisset, puis Roger Luissi, et enfin Ginetto Anzil.
Guy Bérisset est né en 1948 dans le département de la Charente. Son père était agriculteur. « C’était une petite ferme et lui, il préférait que je fasse autre chose que ça. Il a dit : “Non, non, reste pas là. Pars faire autre chose, autre chose de plus intéressant.” Et moi je n’étais pas non plus très attiré à l’époque par la terre. J’ai fait autre chose, c’est tout... J’ai fait de la mécanique. J’ai été en apprentissage, un CAP en mécanique automobile, dans un garage. C’était à Roumazières. »
Une parenthèse pour préciser que le document fourni par la secrétaire d’ATF indique que l’enquêté a travaillé comme « responsable de la maintenance des véhicules puis des machines de production ». C’est un élément que j’ai oublié de demander à Guy de me confirmer lors de l’enregistrement. Je sais par contre avec certitude qu’il a été employé à la tuilerie de Grossouvre de 1972 à 2008, année où il a fait valoir ses droits à la retraite.
« Je suis venu ici faire l’entretien des “roulants” : élévateurs, chargeurs, camion, à l’époque il y avait un camion. C’était à part de la mécanique générale... J’avais de la famille qui travaillait ici, à l’usine de Grossouvre, des cousins, et qui un jour m’ont dit : “Tiens, le mécanicien s’en va, si tu veux venir travailler avec nous, y a une place pour toi.” C’était assez facile de changer de travail. Il y avait du travail, ça gênait pas, j’ai dit : “J’y vais voir, si ça ne me plaît pas, si ça marche pas, ça marche pas, je trouverai autre chose le lendemain.” C’est tout, donc je suis venu ici, et j’y suis resté jusqu’à soixante ans... Petit à petit, le matériel roulant a disparu. Le camion, y en avait plus. Les élévateurs, après, ça été de la location, comme partout dans les usines... Et donc je suis revenu en mécanique générale : soudure, usinage de pièces... »
Pour sa part, Roger Luissi est né en 1951 dans un milieu ouvrier. Ses parents travaillaient déjà dans le secteur de la terre cuite à Sancoins, commune dont l’interviewé est natif, avant qu’ils ne soient embauchés dans la fabrique de Grossouvre. Roger ira à l’école jusqu’à quatorze ans. « J’ai commencé à travailler assez tôt dans une usine d’alimentation qui fournissait toutes les épiceries du coin, pendant deux ans. Par la suite, je suis rentré à la tuilerie de Grossouvre, j’avais à l’époque dix-sept ans. J’y suis resté de 67 jusqu’en 72. » D’abord ouvrier en fabrication, Roger Luissi occupera par la suite un poste de défourneur. « Quand je suis rentré, j’ai été à la fabrication. Je m’occupais de la machine qui fabriquait des briques, on appelait ça la “mouleuse”, pendant deux ans, deux bonnes années... Et après j’ai été travailler dans les fours. Je suis resté trois ans. »
À son tour, Ginetto Anzil reviendra sur les principales étapes de sa trajectoire personnelle (origine familiale, scolarité et parcours professionnel).
On le voit, sur un plan professionnel, les enquêtés ont en commun d’avoir été salariés à la tuilerie de Grossouvre au début des années 1970. C’est donc principalement sur cette période historique que porteront les questions que je serai amené à leur poser.
Concernant les conditions de travail, Guy Bérisset : « À l’époque, déjà en sécurité, c’était un peu absent, on en parlait pas. On travaillait un peu..., un peu “à l’arrache” : c’est-à-dire faire ce qu’on peut, rapidement, avec les moyens... Le moteur était à peine arrêté qu’on changeait déjà les courroies. Aujourd’hui, c’est autre chose. On travaillait beaucoup plus dur, c’était de la grosse mécanique. Les robots n’existaient pas, c’était que du manuel, que du gros, gros matériel. J’ai connu les machines tourner avec des grandes courroies plates qui n’avaient pas de protection dessus, et on passait à côté, on les regardait tourner, on faisait attention de ne pas se faire prendre. C’est tout, c’est ce que j’appelle la sécurité la plus évidente... » Ginetto : « Guy a oublié de dire que, des fois, il travaillait le soir ou la nuit, des fois le samedi et le dimanche, ça arrivait souvent. Il fallait que ça travaille, fallait fabriquer. » Guy : « On travaillait à l’époque, on ne regardait pas l’heure. Fallait travailler, on travaillait. La machine était en panne, on la dépannait. On n’avait qu’un objectif, c’est que ça redémarre, que ça redémarre le plus rapidement possible. Si c’était en panne le soir et que le lendemain matin il fallait que ça redémarre, bon ben, on travaillait toute la nuit. Et ça ne m’empêchait pas d’être là le lendemain pour voir si ça démarrait normalement. J’ai passé des journées, des nuits, des week-ends entiers là-dedans. »
En écho à d’autres témoignages, notamment celui de José Antonio, Roger Luissi souligne le caractère particulièrement pénible voire dangereux des conditions de travail au four Hoffmann : « Nous, on prenait à deux heures du matin pour évacuer la tuile, ou la brique à l’époque, qui était dans le four pour faire de la place pour celui qui mettait des produits secs à l’intérieur, qui enfournait... On était tâcheron. On était bien payé... On était payé au montant, on n’était pas payé à l’heure... Un montant, vous savez comment c’est fait un four... C’est un tunnel en définitive. Et une pile complète, ça faisait un montant. Il fallait qu’on fasse trente montants par jour. Dès qu’on avait fini, on partait. Plus on allait vite, plus on partait vite... Alors on prenait à deux heures du matin et on finissait généralement vers les onze heures, onze heures et demie. Donc ça faisait quand même des bonnes journées. C’était quand même dur, c’était sur brouette qu’on sortait toute la marchandise dehors, et il y avait des trieurs qui triaient les tuiles, qui les mettaient sur palettes. C’était des brouettes à deux roues. On n’avait pas le poids de la charge sur les bras, mais il fallait quand même tirer la brouette dehors. On pouvait mettre deux cents kilos dessus... » Guy : « Et c’était chaud ! » Roger : « Oui, c’était chaud. On avait des gants en caoutchouc pour se protéger les mains. J’ai même vu en fin de semaine..., parce qu’on travaillait six jours sur sept, samedi aussi... En fin de semaine, on rattrapait les marmites en fonte qui cuisaient la tuile, et il y avait de la braise par terre. Il y avait peut-être quarante degrés facile dans le four. D’ailleurs, même l’hiver, je travaillais comme ça, en tee-shirt. On sortait dehors, fallait pas y rester longtemps parce que, quand ça neige... On posait la brouette et on rentrait tout de suite dans le four pour aller en chercher d’autres. Ça faisait quand même du chemin, ça faisait au moins soixante mètres... C’était quand même physique, on sortait quelques tonnes de marchandise tous les jours... Des fois, en fin de semaine, il arrivait qu’on mettait des planches... Il y avait de la braise qui restait au sol, donc on mettait des planches pour nous protéger les pieds et des fois, avec la braise, elles commençaient à cramer... Je me souviens boire sept, huit litres d’eau en neuf heures de temps. C’était obligé parce qu’on se serait déshydraté sinon... Il y avait aussi toute la poussière du charbon, avec le restant de la cuisson. Dès qu’on touchait un peu la tuile comme ça pour la mettre sur la brouette, c’était rempli de résidus de charbon... »
[…]
L’enregistrement terminé, l’échange se prolongera autour d’un apéritif, durant une bonne demi-heure, avant que je ne me dirige vers le Café de la Paix pour y déjeuner et que, plus tard encore, je ne décide de rejoindre Marseilles-les-Aubigny en quête de l’ex-marinière.
Entre Sancoins et Grossouvre, j’accepte de prendre un auto-stoppeur. L’homme, une trentaine d’années, milieu populaire, cherche à aller à Nérondes. Dans un premier temps, je lui propose de le déposer à La Guerche-sur-l’Aubois, commune que je dois traverser pour me rendre à Marseilles. Chemin faisant, il m’explique que sa femme est tombée en panne avec leur voiture. Originaire de Limoges, il a fait un apprentissage en horticulture et habite la région depuis une dizaine d’années. Il vit actuellement d’emplois précaires, notamment dans le domaine saisonnier. Parfois, avec des amis, il lui arrive de rechercher des métaux dans les champs avec un détecteur. L’homme m’est sympathique, je lui propose alors de l’emmener directement jusqu’à Nérondes. De là, il me faudra une vingtaine de minutes pour atteindre ma destination initiale. En longeant le modeste pavillon de l’ancienne marinière, j’entends de façon assez distincte un bruit de fond qui émane de l’intérieur (télévision ou radio ?). La femme m’ouvre. L’expression de son visage me laisse d’abord penser qu’elle ne m’a pas reconnu. Moi : « Nous nous étions rencontrés début septembre à l’écluse des Lorrains. » Elle, du tac au tac : « Je ne veux pas être interviewée ! » Dans le court échange qui s’ensuivra, elle m’expliquera qu’elle est née en Saône-et-Loire dans une famille de mariniers (« J’ai navigué avec mes parents. »), qu’elle est venue habiter à Marseilles-les-Aubigny d’où son mari était originaire et que, durant trois décennies, elle a travaillé aux établissements Thorbel de Jouet-sur-l’Aubois comme cartonnière. En rejoignant ma voiture, je n’ai évidemment pas pu m’empêcher, même si je le comprends aisément, de ressentir une certaine déception devant ce refus.
Prolongement : http://sociologie-narrative.lcsp.univ-paris-diderot.fr/Ca-commence-aujourd-hui
Référence de l’ouvrage : Laurent Aucher, Mémoire ouvrière en Val d’Aubois : journal de recherche, Châteauroux, La Bouinotte/Pays d’art et d’histoire Loire Val d’Aubois – CIAP La Tuilerie, 2022, ISBN : 978-2-36975-211-0.