En mars 2020, à l’occasion du 1er confinement, un appel à écrire est lancé par Christian Laval, membre du Let-Know Café. De mars à juin, les textes tombent. Ils sont courts, narratifs, poétiques, politiques. Ils discutent et critiquent l’épreuve collective de la pandémie et du confinement. Tous sont retenus et publiés tels que livrés.
Résistances au port du masque et à l’auto-attestation, au rabougrissement des liens. Des voisins parisiens se confinent à plusieurs foyers. D’autres, tant bien que mal, continuent de faire vivre leur jardin partagé. Un petit groupe de « vieilles dames » resserre ses liens par téléphone.
Coups de gueule à l’encontre des morts sociales programmées, du mal-confinement des pauvres, des violences exacerbées, des sacrifiés du confinement. À l’hôpital, une soignante s’insurge contre les conditions de travail et de soin. Une ancienne journaliste s’alarme de la société de contrôle en train de s’édifier. Un anonyme, à coup de poing, dénonce la destruction capitaliste et l’inertie.
Appels enfin à faire de ce cauchemar une occasion. À s’arracher à l’inertie, à penser nos écueils et transformer nos vies. Nos vies en jachère donne ainsi la voix à ces vivants du confinement qui, à contre-courant des discours dominants, rétorquent, refusent et espèrent, et laissent trace pour l’après de l’expérience de l’événement.
Extrait 1
Le Risque de l’autre
Le lendemain, je suis à nouveau à mon cabinet comme un lundi matin. Je suis là à regarder la salle d’attente colorée, les jeux pour enfants, le présentoir des brochures, la petite table à journaux. J’hésite. Je me demande ce que je dois faire. Commencer à m’adapter ? Ne pas contribuer à la psychose qui monte ? Finalement, j’enlève, triste, les revues et les tapis de jeu. Je verrai bien comment les choses évoluent. Dans la matinée, un petit garçon demande à son père : « mais ils sont partis où les jeux ? » Son père lui répond : « ils sont en vacances peut-être, ils vont revenir. » Ni lui ni moi ne souhaitons faire de commentaires. L’anxiété prend place un peu plus. Au fil de la semaine, je vois et revois dans ma tête les stratégies suivantes à mettre en place, pour organiser la distanciation et la prévention des contaminations. Je me dis que le port du masque va être une étape difficile, qui va acter devant les patients que pour moi le risque est là.
[…]
Je retourne à mon cabinet vers 15 heures. Pris dans ce mouvement, je mets en place mon masque, mais cette fois sur le nez avant de faire rentrer la première patiente de l’après-midi. Je vais tester le dispositif de distanciation : je l’invite à rentrer dans la salle de soin. Elle me fait un triste sourire à la vue de mon visage caché. Je lui montre la chaise derrière la petite table, elle-même derrière la grande table de mon bureau. Elle s’assied là à plus d’un mètre de moi, et moi je suis face à elle avec mon masque sur le nez. Elle semble tétanisée. Elle arrive à lâcher : « ça fait peur ». Moi je suis si triste, touché par la sensation d’être ridicule, et par cette distance que j’installe, quand mon cabinet était un lieu de convivialité, de proximité, d’humanité.
Extrait 2
Témoignage sur le confinement
Dès le début on nous a collé l’étiquette de « vieux », à partir de 65/70 ans en gros les retraités, qui ne nous ressemble pas. Certes l’âge est un facteur de risque que l’on connaît, mais pas le seul loin de là ! Dans le grand âge ou avec handicaps les gens ne sortent plus. Alors nous mettre tous dans le même sac comme dépendants ou séniles pour ne pas peser sur la société, nous a scandalisées. Nous sommes toutes les 5 autonomes, même seules, en bonne santé, alimentation plus saine que bien d’autres et multiples activités en tous domaines, autant d’occasions de contacts et de convivialité, et du travail pour l’encadrement. Un confinement annoncé comme « recommandé jusqu’à Noël au plus tôt » dans l’attente d’un vaccin qui n’arrivera peut-être jamais, nous a horrifiées car ce n’est ni dans un lit, ni dans un fauteuil que nous passons nos journées ! Cette perspective veut dire plus de contacts familiaux, amicaux dont on a besoin pour vivre, et faire vivre des professionnels. Nous enfermer pendant presqu’un an serait nous faire vieillir plus vite et une condamnation à mort pour certains.
Extrait 3
Aimer mai
Toi là, au fond de ton trou, dans le trou de ta vie. Que vas-tu faire ? Faire comme tout le monde, certainement. On pourrait dire « enfin », on va dire « pourquoi ». Faire comme tout le monde, au bord du gouffre, sauver sa peau, toujours. Faire comme tout le monde, contraint par la force et la loi à rester chez soi. Contraint par la force et la loi à travailler pour tenir le fantôme d’un pays droit. Hier comme aujourd’hui, ouvrières et ouvriers anonymes, fantassins infirmières volontaires. Encore et toujours les exploités, chair à virus, sacrifiés à l’ombre des pyramides. Sauver des vies, sauver des vies, oui absolument, sauver l’économie et ses paradis. Ceux qui ne sont rien, en prison ou à ciel ouvert, vieux, peuvent toujours prier, crever. Que dire si tu t’enfuis dans ton trou doré qui sent bon la terre froide quand d’autres paniquent dans vingt mètres carrés de moquette asthmatique ? Tu ne peux faire autrement, faire comme tout le monde. Voilà, c’est la merde. Tu es acculé, confiné, avec tes proches ou solitaire, ensemble on supporte le drame. Et suspendu dans la chute tu comprends que demain ne sera plus jamais pareil.