Placard grand ouvert
Pourquoi est-il ouvert ce placard ? Pourquoi exposer ainsi au photographe ses entrailles, casseroles et provisions ?
A la maison, ma mère s’est toujours empressée de fermer les portes du placard de cuisine à l’approche d’un visiteur. Par peur du regard inquisiteur ou envieux ? Des commères qui iraient raconter chez le voisin les serviettes mal pliées, la belle porcelaine, ou les boîtes de médicaments ? Le placard ouvert dévoile trop d’intimité. Le placard ouvert, ça ne se fait pas.
Alors qu’est-ce qu’elle a dans la tête la maîtresse de maison de cette cuisine-là ?
La photo est prise en 1959 au Salon des Arts Ménagers par Henri Salesse, photographe du Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU). Ce placard trône dans la cuisine de « l’appartement référendum de la famille française », soit un logement social idéal conçu sous l’égide du MRU avec la participation d’associations familiales et féminines. Cette HLM modèle est construite à l’échelle 1 dans un pavillon au cœur des jardins du Grand Palais, il est entièrement équipé et meublé pour répondre aux besoins des familles. Les visiteuses et les visiteurs sont invité.e.s à donner leur avis à travers un questionnaire : taille des pièces, distribution, agencement de la cuisine, présence d’un séchoir, coût du loyer et de l’ameublement, tout est abordé.
La révolution matérielle
Si ce placard est ouvert, c’est pour révéler son importante capacité de contenance et sa fonctionnalité parfaite. Les photos d’Henri Salesse, relayées dans la presse féminine, font une large place aux rangements de l’appartement. C’est toujours placards ouverts que les lectrices et les visiteuses découvrent ce logement. Ce placard d’angle en formica brillant, robuste, facile d’entretien, avec ses larges plateaux d’étagère tournants et sa porte coulissante a dû faire rêver bien des ménagères mal logées ou mal meublées à la fin des années 1950. Au recensement de 1954, 90% des logements n’ont ni douche ni baignoire, 73% pas de WC et 42% n’ont pas l’eau courante. En 1958, 1,5 millions de foyer vivent en surpeuplement critique (défini à partir de 4 personnes dans 2 pièces). Si le mobilier de l’appartement-référendum est moderne, il reste conventionnel et sans luxe apparent. Des femmes qui ont visité le salon ou vu des photos dans la presse écrivent au Ministère, elles expliquent à quel point elles sont séduites par les fonctionnalités du placard, toutes épuisées qu’elles sont par l’imbroglio du rangement domestique, elles demandent le nom du fabricant et le prix.
Par souci de réalisme, le placard est garni. La photo de Salesse met en vue plats en Pyrex, moulin à légumes, cocotte en fonte, conserves Cassegrain (cassoulet, thon blanc), lait concentré Nestlé, chocolat Banania parmi d’autres casseroles et provisions parfaitement rangées. Le Ministère a dressé un inventaire du matériel de cuisine, on y trouve par exemples, pour une famille de six personnes, 24 assiettes plates et 12 verres Duralex, 1 louche inox, un plat à rôtir avec grille, deux cocottes. Pour la consommation mensuelle, 3 kg de farine, 4 paquets de biscottes, 15 litres de vin et 10 kg de pommes de terre.
La taille du placard est une affaire d’importance à la fin des années 1950. Les logements anciens sont mal équipés, humides, les linges et les denrées s’abîment vite, le rangement est un casse-tête. L’installation des supermarchés, qui se généralise dans les années 1960, rend le problème du rangement encore plus sensible. Les modes de consommation changent, finies les courses quotidiennes dans les petits commerces, le cabas est remplacé par le charriot et le coffre de voiture. En 1962, la France compte 207 supermarchés. Le premier hypermarché Carrefour « tout sous le même toit » est inauguré à Sainte-Genevivère-des-Bois le 15 juin 1963. 450 places de parkings, 2500 m2 de surface de vente, 3500 articles alimentaires, 18 caisses.
Dans les logements, le volume des biens de consommation s’accroît. Le Comité Directeur du Plan Construction présidé par Paul Delouvrier aborde le sujet lors d’une réunion en 1974 : « le volume de rangement dans les cuisines est incompatible avec la fréquentation hebdomadaire ou mensuelle des magasins de très grande surface. Cette insuffisance existe surtout dans les logements trois pièces et plus. » (Ref. Bilan de la réunion du 24 avril 1974 « groupe fluide et équipements, Comité Directeur du Plan Construction, p. 2, AN 19850058/6). L’espace manque. Le réfrigérateur permet de conserver les denrées fraîches pendant plusieurs jours. 17 % des ménages en sont équipés en 1958 et près de 84 % en 1973. Ces appareils trônent chaque année sous la verrière du Grand Palais à l’occasion du Salon.
Les femmes consultées dans les associations féminines et familiales pour l’appartement-référendum ont des idées précises sur les rangements nécessaires. Par exemple, elles proposent systématiquement pour toutes les pièces des « placards du sol au plafond » : il en faut un dans le vestibule, la partie inférieure pour les chaussures, la partie médiane pour les vestes, la partie supérieure pour les chapeaux ; un mur équipé dans les chambres et entre les chambres, espace tampon pour l’isolation phonique, d’une profondeur minimum de 55 cm avec des portes pliantes ou coulissantes ; dans la salle de bain, un grand placard et un coffre à linge sale sous la fenêtre ; dans la cuisine enfin, un placard sous l’évier, un garde-manger sous la fenêtre, et un placard d’angle avec tablettes tournantes.
Le budget domestique
Le placard de cuisine généreusement garni ne doit pas faire oublier que les logements sociaux sont sensés aussi bénéficier aux familles pauvres. S’équiper en table de cuisine, cuisinière, placards, lits et literie, linge de maison, etc., risque de peser fort sur le budget lorsque l’on emménage en HLM. Les logements neufs sont parfois mal équipés. Un arrêté du 22 mars 1958 relatif aux HLM précise les caractéristiques de trois catégories de logement. Pour la catégorie A, la plus modeste, les concepteurs ne sont pas obligés d’équiper la cuisine d’un meuble sous l’évier, alors qu’il est obligatoire dans la catégorie A bis et B. ( Ref. Arrêté du 22 mars 1958, Journal Officiel du 25 mars « Caractéristiques des habitations à loyer modéré à usage locatif », décrypté dans « Fiche n°38 », Bulletin de liaison, UNAF, n°103-104, 1958. BNF 8-JO-8330). « Nous, on a tout racheté, ce qui est dans la cuisine, on a tout racheté, on avait rien en bas, la table on l’a acheté, les chaises, le buffet. Le divan il fallait bien mettre quelque chose dans la salle à manger » témoigne une habitante de la tour D à Ivry en 1977 (Ref. F. Bedos, A. Gruska, M. Gruska, B. Mazerat, Formes nouvelles d’habitat, rapport de recherche pour le Plan Construction, 1974, p. 184). L’organisme HLM loue des appartements vides, presque sans rangement. L’aménagement minimum apparaît comme une dépense indispensable et qui va primer pour un temps sur toutes les autres.
C’est pourquoi les familles pauvres ne sont pas oubliées dans l’appartement-référendum. Les associations consultées sont claires : la collectivité publique, les bailleurs sociaux et les financeurs des HLM doivent prendre leurs responsabilités pour amortir les vulnérabilités économiques individuelles provoquées par l’installation dans un nouveau logement : « La solution traditionnelle qui consiste à mettre à la disposition des locataires un appartement “nu” laisse une large part à l’initiative individuelle, mais elle reporte sur chaque famille des difficultés susceptibles d’être résolues d’une façon plus économique sur le plan collectif. Les mouvements familiaux préconisent (…) que le logement soit livré avec le maximum d’aménagements normalisés [en gras dans le texte original] ; ainsi les locataires disposeraient en rentrant chez eux : de placard les dispensant de l’acquisition immédiate de certains meubles, d’une cuisine entièrement équipée » (Ref. Brochure de présentation de l’appartement-référendum, février 1959, AN 19850023/120).
Le rangement intégré remporterait donc la préférence des femmes consultées sur le plan du confort (stockage facilité) et en termes économiques. Toutefois, les associations préconisent des achats à crédit raisonnable, « un programme d’équipements sur 5 ans », une dépense qui n’excède pas 10% du salaire mensuel :
« Les mouvements féminins et familiaux ne se dissimulent pas l’imperfection de cette méthode pour le cas des familles aux revenus très modestes, mais ils voient une raison supplémentaire de préférer la mise à la disposition des locataires d’appartements aménagés et équipés et même de souhaiter la présence dans chaque immeuble d’installations collectives diverses (machines à laver, séchoirs, ateliers de bricolages, etc) » (Ref. Brochure de présentation de l’appartement-référendum, février 1959, AN 19850023/120).
Le rôle du père de famille ne se trouve pas oublié. Les associations l’imaginent construire le dimanche matin avec ses deux fils « quelques meubles simples (pupitres d’écoliers, étagères) » ... « même s’il n’est pas parfait bricoleur ». Une manière de faire des économies. Une manière aussi de redéployer la mission éducative du logement social puisque, comme le montre Roger-Henri Guerrand, à partir des années 1850, les philanthropes qui financent des logements pour les pauvres tiennent à retenir les pères au foyer, les éloigner du cabaret et du débit de boisson.
Un meuble à soi : la fierté d’Ernestine
Emménager dans un appartement avec des meubles intégrés que l’on n’a pas choisis, c’est aussi faire l’expérience d’une forme de standardisation. « Bannir les armoires » est dans l’esprit de certains architectes dans les années 1950 une manière de promouvoir une architecture moderne, des meubles modernes pour un mode de vie moderne. Ernestine, une jeune femme filmée par l’ORTF en 1965 dans son HLM à Orly, « dans cette Amérique de la banlieue parisienne » comme dit la voix-off, en fait l’expérience. Dans sa chambre, elle dispose de bien peu de place. Un lit et une armoire en bois prennent tout l’espace de sorte que l’on devine à l’écran qu’elle ne peut jamais ouvrir complètement sa fenêtre. Qu’elle n’a pas un mètre pour circuler entre l’armoire et le lit. Le plan du logement n’est pas adapté aux meubles qu’elle a choisis.
Et pourtant, Ernestine est si fière d’être aujourd’hui dans ses meubles ! Il faut prendre la mesure de l’expression. Elle, son mari et ses trois enfants ont successivement vécu dans un cabanon de jardin à Bois Colombes, puis dans une maison squattée. Ses épreuves l’ont conduite à une tentative de suicide. Aujourd’hui, enceinte de son quatrième enfant, elle rayonne assise sur son lit. Cette chambre à coucher, elle l’a achetée seule, d’occasion, 65 000 francs quand son mari était au service militaire. « Je travaillais alors je suis arrivée à mettre ça de côté » explique-t-elle, satisfaite, face à la caméra. Elle l’avait achetée 2 ans auparavant et laissé en garde chez le marchand de meuble : « on pensait toujours avoir un logement ». La jeune femme sourit, heureuse de son achat qu’elle contemple enfin après tant d’attente ! Un meuble à elle qu’elle garde bien fermé quand vient le journaliste6.
Voyons ces images : https://www.ina.fr/video/CAF90037741
(Ref. « Ils ont trouvé un appartement, cinq colonnes à la une, 5 février 1965. 11’29)
La photo du placard de l’appartement-référendum nous rappelle que c’est un espace précieux de l’enquête ethnographique. Le placard des années 1950 ouvre sur « la révolution matérielle » et « la fabrique du consommateur » comme le diraient les historiens de la consommation. Le placard d’aujourd’hui ouvre le regard sur le budget domestique, l’argent des pauvres et leurs manières de consommer : ce que l’on met dans ses placards, les stocks de marchandises, les produits de l’aide alimentaire, la vaisselle achetée au vide-greniers, l’équipement électro-ménager Silvercrest, marque phare de Lidl. En somme, cette photographie nous invite à faire des inventaires comme ces listes de provision des placards de Marguerite Duras dans La vie matérielle.
La consommation n’épuise pas l’histoire du placard. Ce n’est pas seulement un meuble où l’on accumule ce que l’on peut. Le placard peut aussi être un espace à soi, un espace d’intimité cher à Bachelard et rempli d’objets d’affections qu’il faut prendre au sérieux. La photographie d’Henri Salesse de 1959 résonne fort au présent. Aujourd’hui, dans les hôtels Formule 1, les familles exilées qui y sont hébergées ne disposent pas de placard. Une chambre, deux lits, 9m2, le strict minimum. La cuisine est collective. Dans la chambre, les caisses en plastique et les boîtes en carton s’empilent jusqu’au plafond : papiers administratifs, jouets, peluches, souvenirs du pays, travaux scolaires, provisions alimentaires, ustensiles de cuisine, produits d’hygiène, vêtements de travail, tous les objets de la famille sont rassemblés dans un tout petit espace. Les valises à roulettes se sédentarisent provisoirement en commode à linge. Les sacs plastiques peinent à dissimuler leur contenu dans le frigo collectif partagé avec d’autres familles. Réputés intimes et familiaux, les goûts culinaires se trouvent dévoilés en public. Sans placard, tout déborde, et c’est tout le privé qui se dévoile.