« Quand un bruit vous ennuie, écoutez-le » [1]
À la toute dernière minute, j’ai trouvé important de placer cette citation de John Cage en exergue. À mes yeux, il s’agit là d’une disposition propice, une sorte d’injonction paradoxale, à accueillir ce qui n’est pas familier, comme le serait un dérangement. L’écoute de l’œuvre « Chantal, ou le portrait d’une villageoise » de Luc Ferrari, comme vous le constaterez, est assez déroutante, particulièrement au tout début. Or, ce n’est pas parce que la déroute nous frappe qu’il faille, d’entrée de jeu, donner sa démission, abandonner. Gardez en tête que l’aventure de Luc Ferrari et de Chantal est un périple en territoire inconnu où le plaisir de la découverte dans l’instant prédomine sur l’éventualité probante de la destination finale.
Pourquoi retenir cette œuvre comme étant une contribution un peu à la marge, mais pas tout à fait, aux sciences sociales et plus encore à la sociologie narrative ?
En parcourant le livret de ce disque, il y a quelques explications pouvant justifier, je n’aime pas ce mot, une incursion dans cette œuvre. En créant Chantal, Luc Ferrari a réalisé une œuvre à la fois musicale, poétique, biographique, narrative, sociologique et politique. Laissez-moi expliciter ici plus personnellement pourquoi, en tant que musicien mais aussi chargé de cours en sciences sociales et humaines à l’UQÀM, j’utilise Chantal dans mon enseignement.
Au moment de rééditer Chantal aux Éditions OHM (Québec) Jocelyn Robert [2] [3] se demande, en 2009, « pourquoi mettre cette œuvre au catalogue d’OHM ? » Et de répondre habilement à cette interrogation de la manière suivante : « C’est que Chantal est justement une exception ». Et cette affirmation reste vraie encore aujourd’hui. Perpétuellement, je présume, elle aura toujours le pouvoir d’interloquer tout autant des musiciens que des sociologues qui tous se demanderont bien, particulièrement au début de l’écoute : mais c’est quoi ça au juste ?
L’aventure de Chantal par Luc Ferrari et Brunhild (Meyer) Ferrari résulte du hasard. C’est ce que raconte Brunhild (Meyer) Ferrari [4]. En 1976, le couple se demande où aller pour rencontrer des gens et faire des enregistrements, car c’est là l’une des passions de Luc Ferrari ; aller au plus près des autres et capter ce qui, sans être banal, est ordinaire et de le redonner à écouter, sinon à voir parce que justement les sons génèrent des images et à humer parce que, aussi, les sons provoquent des odeurs.
C’est alors qu’elle, Brunhild (Meyer) Ferrari, demande à un ami d’envoyer une goutte d’eau sur une carte imprimée de la France. Et celle-ci tombe sur un petit village de la région de Corbières, à Tuchan. Ils y passeront plusieurs semaines. C’est lors d’un spectacle de Luc Ferrari alliant diapositives et musique à Tuchan qu’ils feront la rencontre de Claude, le conjoint de Chantal. Mais comme Claude ne semblait pas aimer le microphone [5] c’est vers Chantal que les Ferrari se tourneront. En 2008, Brunhild (Meyer) Ferrari téléphone à Chantal pour obtenir son accord pour que l’enregistrement de 1976 voit le jour. Elle accepte [6].
Comment situer cette œuvre et surtout comment la localiser dans un panorama plus large ? Celui de la musique ? Pourquoi pas de la sociologie ! Ou, encore, dans le domaine de l’art sonore ? Et pourquoi pas celui de la musique contemporaine ? Art de la transgression pourrait sans doute être évoquée ? Ou l’art de créer un espace conversationnel ouvert sur l’autre comme s’il n’y avait plus d’avant plan et ni non plus d’arrière-plan pour distinguer le récit de la musique.
Lorsqu’on parcourt une partie de la littérature entourant cette œuvre de Luc Ferrari, on découvre en premier lieu qu’il s’agit d’une hybridation trouvant son origine dans un terme allemand « Hörspiel ». Cette forme d’art, dans le domaine radiophonique, ce sont là les mots employés par Philippe Baudoin [7] (2011), implique une double injonction qui consiste à écouter (Hör) et à jouer (Spiel). Lors de la conduite d’études de terrain en sciences sociales, il arrive – et c’est souhaitable – que nous puissions converser, nous déplacer et accompagner pour en apprendre un peu plus sur l’autre, les autres. Après-tout, nous ne sommes pas des gendarmes soucieux d’obtenir des confessions, mais bien des êtres qui cherchons à rendre compte des versions du monde d’autrui sans trop de tambours et de trompettes.
Il n’y a pas, dans cette forme d’art, de hiérarchie comme le souligne Baudoin (2011). Autrement dit, à l’écoute de Chantal, il ne faut pas chercher un rapport de domination esthétique, notionnel ou disciplinaire. L’histoire de vie de Chantal, les questions de Luc Ferrari et de sa conjointe, Brunhild (Meyer) Ferrari pour susciter la conversation avec Chantal, le chant des oiseaux, les bruits ambiants du village au moment des enregistrements extérieurs, les notes en déconstruction de deux guitares acoustiques, etc.
Dans Chantal tous des segments sont égaux : la résultante d’un métissage sonore.
Et Alejandro Reyna [8] (2019) d’ajouter que Chantal demeure une œuvre musicale et une histoire de vie qui se dit, s’écoute et se répond dans l’instant. Un dialogue avec toutes ses petites brisures humaines que trop de chercheurs, et sans doute trop de musiciens, tenteront de lisser pour en expurger les fausses notes et les erreurs de cadre. Lorsque Reyna (2019) indique que Chantal est une forme de connaissance directe, il m’est impossible de ne pas faire de liens avec la sociologie narrative qui, elle aussi, porte son regard sur diverses facettes de la vie sociale en cherchant à les rendre audibles et intelligibles sans trop de paravents. Et c’est sans doute pour ce motif, celui d’un accès direct à une forme de connaissance qui comporte de manière imbriquée des hésitations, des doutes, des incertitudes, des certitudes parfois fragiles et bien des questions, parfois sans réponse que Chantal peut s’écouter. Se donner à entendre. Non pas comme une œuvre inclassable, mais bien comme une conversation avec en toile de fond des chants d’oiseaux.
Depuis quelques années, je demande à mes étudiants d’écouter Chantal. Pourquoi ? Premièrement, pour un peu les détourner des chemins trop balisés de certains versants élitistes de la recherche sociale. Deuxièmement, parce Chantal est un tableau qui se passe de justificatifs théoriques et méthodologiques. Troisièmement, Chantal est, contrairement à l’écrit, une façon de faire éprouver ce que peut vouloir dire aller à la rencontre de l’autre et converser sans a priori théoriques.
Et finalement, parce que la création d’un discours compositionnel est un espace narratif en soi qui engendre ses logiques, ses lexiques et ses grammaires du savoir.
Bonnes découvertes
Voici le lien menant à l’écoute de Chantal, ou le portrait d’une villageoise
https://www.youtube.com/watch?v=1mpk7iFC72k