Extrait du carnet d’enquête..
Le sociologue, son poulailler et les camionneurs. Retour au terrain.
semaine du 10 février 2014.
Autoroute A 9. Station-service de La Palme, Corbières, sens descendant vers
l’Espagne. 22h. Hall d’entrée : en face un large couloir menant aux toilettes,
précédé d’un alignement de machines automatiques délivrant cafés, thés, boissons
sucrées gazeuses, et, plus près de la vaste porte d’entrée, un espace de relaxation.
Au milieu de ce recoin délimité par des bordures végétales, trône un fauteuil de
cuir noir : un quart d’heure de vibrations, qualifiées de « massages relaxants » pour
deux euros. A proximité immédiate, deux tables rondes basses et quatre chaises
autour de chacune. Des caisses séparent cette partie du local d’une surface
commerciale où se vendent boissons, sandwiches et divers objets électroniques
tels que GPS, lecteurs de CD, cartes routières. A 22 heures, à mon arrivée, quatre
camionneurs se tiennent près des distributeurs de café et cinq personnes, dont une
femme et un enfant, cherchent de la nourriture et des boissons ; un camionneur
vient d’entrer par la porte douches située entre celles qui donnent accès aux wc
hommes et femmes.
Mon rendez-vous n’est pas là : il s’agit d’Irina, Albanaise de 25
ans, venue travailler, six années auparavant, dans des puticlubs du Levant
espagnol, rejoignant les 11000 femmes des Balkans et du Caucase importées à La
Junquera, sur la frontière méditerranéenne franco-espagnole, à Valencia,
Benidorm, Alicante, Almeria, et jusqu’à Malaga, dans les 272 clubs prostitutionnels
du Levant ibérique. Elle s’était mise en route deux mois auparavant, et pour six mois
encore, pour la traversée laborieuse de la France. Trafic conjoint à celui de tonnes
d’héroïne transformées en Afghanistan, en Iran, en Turquie, en Géorgie et en
Russie caucasienne et commercialisées à partir de ports de la Mer Noire. Ces
femmes de diverses origines balkaniques et caucasiennes et l’héroïne transitent
par les mêmes ports et réalisent une marchandise commune, en partie envoyée
dans le Levant ibérique, après un bref passage par l’Italie du Sud. Là elles servent
de contre-valeur aux femmes-et-cocaïne importées d’Amérique Latine vers
Madrid. Les circulations et échanges que j’étudie sont maîtrisés par les milieux
criminels mondialisés russo-italiens, c’est-à-dire, à partir de directives russes et
italiennes parfaitement coordonnées, des gestions du double trafic par des
Ukrainiens, des Géorgiens (Géorgien est devenu la désignation générique de ces
trafiquants, accompagnateurs, gardiens polyvalents), des Serbes, des Albanais et
des Bulgares. Employés dans les puticlubs du Levant ibérique officiellement
comme balayeurs et gardiens de parking... de préférence à une main d’œuvre
locale peu familière des langues parlées autour de la Mer Noire...
Après avoir enquêté pendant deux années sur l’arrivée, en Espagne, et les
répartitions et fonctions économiques de ces drogues et de ces femmes, j’ai repris
mes terrains de recherche sur leur transmigration le long des routes et autoroutes
françaises vers Béziers, Nîmes, Arles, Avignon, Orange, Valence, Lyon puis vers
les nations permissives nord européennes, Allemagne, Belgique, Pays-Bas,
Tchéquie, avant quelques retours vers les lieux d’origine. La traversée de la France
s’effectue en six à huit mois environ. Les enquêtes sur l’organisation d’une
centralité prostitutionnelle à La Junquera, sur la frontière, ses accointances avec
une centralité routière européenne dans les mêmes lieux, puis le passage de la
frontière et le recouvrement des rapports locaux ultra-clientélistes du département
des Pyrénées Orientales par les rationalités et stratégies mafieuses russo-italiennes
m’ont retenu plus d’une année.
Mon premier rendez-vous avec Irina, sur les routes en dehors du département
des Pyrénées-Orientales se situait donc, dans cette station-service de La Palme.
Dans mes enquêtes, depuis 2007, avec l’aide de nombreux commissaires
territoriaux espagnols qui exercent la tolérance auprès de ces femmes en
puticlubs, j’ai pu en rencontrer jusqu’en 2010 environ cent vingt pour des
entretiens groupés ou individuels. J’ai gardé et conservé, grâce à l’usage de Skype,
des contacts fréquents avec 47 d’entre elles, qui m’avaient déclaré vouloir
parcourir les routes françaises et étaient accompagnées de parentèles1. En janvier
2014, en reprenant cette « poursuite » des transmigrantes, je pus ainsi en identifier
treize entre Port la Nouvelle, dans l’Aude, et Avignon. Je savais que cette base allait
se multiplier rapidement, tant ces femmes entretenaient quotidiennement des
relations entre elles par les TIC. Ma curiosité était entière : en vrac, quel était le
rôle des camionneurs internationaux, si proches d’elles en Espagne, à La Junquera
surtout, et d’évidence le long des routes, que devenaient les accompagnateurs-gardiens Géorgiens qui avaient disparu du paysage, et le double trafic femmes-
drogues, quelles étaient les sociabilités développées avec les résidents locaux,
grâce aux parentèles d’accompagnement ? des projets de réinsertion au pays, qui
souvent justifiaient ces accompagnements, évoluaient-ils le long du nouvel espace
prostitutionnel français illégal et mobile, et quelques autres questions concernant
les autorités administratives, policières, les employés des voiries, etc .....
22h15, Irina apparait, accompagnée de deux jeunes femmes. « Alain, excuse-
moi, on travaille ici, aux camions ce soir. Je t’ai vu arriver, mais mes copines
voulaient te voir. Le temps de les prévenir. » Nous parlerons italien, puisque c’est
dans cette langue, usuelle chez les Albanaises, qu’elle m’a interpelé. Elle me
présente ses deux amies, Macédoniennes de Tetovo. S’en suit une demi-heure
d’échanges avec toutes sortes de détails sur des villes de Macédoine, que j’ai
fréquemment traversées depuis 2002, puis l’énumération de leurs collègues
rencontrées durant mes enquêtes dans les puticlubs. Telle Sardinella, retournée
près de Shkodra, et bien connue de toutes : nous sommes toujours en relation par
Skype®, et précisément pour cette rencontre, je l’ai contactée la veille. Nous
sommes assis autour d’une table près du fauteuil vibrant que chacune utilise, à tour
de rôle. Rires : « ça masse là où on travaille » dit une Macédonienne, reprise par un
chœur hilare de camionneurs qui commencent à se regrouper à quelques mètres
de nous. Je me lève et vais acheter un paquet de biscuits dans l’espace « magasin ».
« Hé, le mac boiteux, tu les lâches tes poules. C’est bientôt fini les blablas ? ».
Nous frôlons l’incident, mes interlocutrices prenant brusquement leurs chaussures-talons dans les mains,armes usuelles en cas d’agression qui remplacent les ciseaux interdits.
Rendez-vous est pris pour le dîner du surlendemain « en famille » chez l’une d’entre elles, dans un village où loge sa parentèle d’accompagnants.A 21h30, au cours de ce repas -du confit de poule acheté sur un marché duLauragais « comme en Albanie » !- deux jeunes sœurs Bulgares se présentent :Olga, vingt ans, arrivée directement de
Sofia à Benidorm deux ans auparavant et en fuite de son club prostitutionnel depuis
deux mois, et sa sœur, accompagnatricede trois ans son aînée. Irina leur a dit que
je connais, le long du Levant, bon nombre de commissaires territoriaux
chargés d’exercer la tolérance sur les clubs . C’est eux, en effet, qui ont facilité mes
rencontres dans les nombreux établissements où j’ai enquêté. Elles viennent me
demander d’intervenir auprès du commissaire de Benidorm afin de recouvrer la
dette de 60 000€ que leur devraient les tenanciers de clubs prostitutionnels pour
les deux années de travail. Irina et ses collègues ont averti une quarantaine de
transmigrantes du sexe, de Valencia à Benidorm puis Alicante et de Narbonne à
Nîmes, de notre rencontre : d’évidence, c’est là l’épreuve, la clef d’entrée sur mon
nouveau terrain. Le passe-partout de Narbonne à Nîmes, Arles, Avignon et Valence
et le redynamiseur du réseau informatif déjà créé dans le Levant espagnol et
actuellement quelque peu léthargique.
Après cet intermède, nous passons aux conversations sur les ressources
alimentaires des marchés locaux, l’accueil chaleureux des habitants du village, « ils
savent qu’ici on ne parle pas du travail d’Irina, mais de l’école des petits et du
travail de marchand ambulant de Gregori ». Mirjana, Albanaise du Monténégro,
amie d’enfance d’Irina et proche de la parentèle d’accompagnement :
« ici, avec la famille, Irina est déjà chez nous, au Monténégro.
Tous les jours c’est comme ça, la ‘bulle’ sur l’autoroute six heures de
suite dans les aires de stationnement, son commerce du corps avec des
camionneurs, des macs, des dealers, où elle ne parle que pour mieux se vendre,
et puis rideau, elle revient ici, où on continue, en famille, à préparer notre
installation près de Bar. Comme si nous étions toujours là-bas. Changement de
décor, de relations et de paroles ».
Le grand écran de l’ordinateur est allumé à l’extrémité de la table : l’image
Skype montre en temps réel la cuisine de la petite maison familiale, là-bas dans les
Balkans, où une partie de la famille d’Irina dîne ; c’est comme si notre propre table
était rallongée. Ils nous voient aussi et, régulièrement nous adressent des signes et
des sourires ; à chaque nouveau verre ils font le geste de trinquer et parfois ils
interviennent dans nos conversations en italien. Ils se penchent pour regarder le
contenu de nos assiettes et nous faisons de même, comme si l’écran et la distance
n’existaient plus. A mon arrivée nous nous sommes présentés : je suis « un Français
bien, professeur, qui habite à côté. Un ami qui connait Sardinella de Shkodër et qui
passera bientôt chez nous à Podgorica, en allant la voir » précisera Mirjana.
Réponse : « ah oui, c’est pour lui que vous parlez souvent les langues de là-bas, et
on le voit manger du confit de poule et de la salade de cresson, comme chez nous.
On l’attend, passez vite, ami Français ».
Voici donc connu mon menu lors de mon futur passage au Monténégro en
qualité de nouveau membre de la parentèle de la famille d’Irina par l’usage des
NTIC. Décrivant les usages de ces nouvelles techniques de communication par des
migrants Roumains, Dana Diminescu montre, à partir de descriptions
d’interactions conversationnelles, leur rôle dans le maintien, le renforcement et la
naissance des liens sociaux forts. « Le mac boiteux » est, depuis février 2014,
mon surnom dans l’ensemble des stations services et des aires de stationnement
de l’autoroute A9 : à Vendargues-‘station remontante’, mi juin, un caissier
me voyant entrer en claudiquant, et intrigué par la présence de deux prostituées
dans l’espace ‘de détente’, pointa sondoigt vers moi et s’écria « le mac boiteux,
j’aurais dû m’en douter » . C’était mon premier arrêt dans cette station.
Lorsque je rencontre une seule femme, l’entretien se tient dans ma voiture,
sur l’emplacement réservé au stationnement deshandicapés, tout près de l’entrée ;
il dure de 45 à 60 minutes : les employés de la station passent toutes les dix
minutes regarder à travers les vitres légèrement teintées si la morale est sauve...
« le ‘mac boiteux’ vient ‘relever les compteurs’ »disent mes hôtes employés
des compagnies pétrolières d’autoroute.
Alain Tarrius