Extrait de Une fille en correction. Lettres à son assistante sociale (1952-1965), 2018, CNRS Éditions.
Le pouvoir de la maternité sociale
Tout débute après la seconde guerre mondiale.
Dès sa naissance en 1946, le tribunal pour enfant d’Avignon suscite une poignée de frêles rapports, souvent quelques lettres, rédigées par la seule assistante sociale rattachée au Palais : Melle Rouvat. Elle inaugure les nouvelles mesures de protections de l’enfance, suite à la création du tribunal des mineurs en France (1945), et le comité du Vaucluse de Défense et Protection de l’Enfance en est à ses balbutiements.
Activité débutante, les dossiers des mineurs mêlent des notes du « comité d’assistance et de placement des libérés » dépendant du tribunal d’instance ; une brève enquête ordonnée par le juge pour enfant ; un signalement venant du voisinage, un maire, un curé, une tante ; quelquefois, une enquête de moralité sur les familles d’accueil. À première lecture, on a l’impression d’être dans un registre de police au ton sec et où la langue psychologique est absente. Chaque paragraphe va à l’essentiel : retrait ou non de l’autorité parentale, placement ou non dans une famille d’accueil. Langage direct, le diagnostic tombe : le droit de correction paternelle s’exercera et conduira au placement au Bon pasteur, dans une famille d’accueil ou dans un centre de rééducation. On pourrait se contenter de ce tour d’horizon, parcouru maintes fois par nombre d’auteurs et de façon fort pertinente.
Pourtant, cette lecture stratifiée segmente à outrance, sans voir les places vides, les plis narratifs, les corpuscules de plaintes, les mots d’en bas. Ce qui est délaissé, ce sont les chocs entre les mots de la nourrice, ceux de la gardienne d’un soir, de la tante excédée ou de la mère furieuse.
Ce que l’on n’entend pas dans la plupart de ces recherches, ce sont les amours et les haines, les corps menaçants et menacés, les emportements tant de fois tus par le chercheur. Combien de fois la violence affleure, le désir meurtrier parfois, tous ces événements corporels parmi lesquels, évidemment, figure l’avortement escamoté. Et que dire du viol qui n’est jamais été écrit noir sur blanc, et qui pourtant affleure sous le bel euphémisme de « rapt de séduction » [1] ?
C’est une histoire des femmes qui encercle l’indocile jeune fille.
Des femmes – professionnelles ou non – s’occupent des filles vagabondes dont les mères écrivent combien elles n’en peuvent plus de supporter l’indigne réputation. C’est un schéma à plusieurs bandes qui active mère, fille, marraine, belle-mère, assistante sociale, éducatrice, conseillère familiale. Une incroyable chaîne orchestrée par les demoiselles qui réunissent des qualités et des rôles portés par d’autres femmes.
Véritable maternité sociale, peut-on affirmer [2] ! Bien que séparées statutairement et juridiquement, on assiste à une véritable mobilisation des femmes, un emboîtement de maternités – biologique, morale et d’autorité – qui agissent à divers degrés sur les enfants.
La maternité est un immense attracteur de pouvoir. Tous les regards s’enroulent autour du ventre déviant. Traverser le corps, calmer l’érotisme excessif, écarter les réputations sulfureuses, signaler l’impudeur publique, tous ces objectifs ont donné naissance à un ensemble de techniques : du placement des mères seules au placement des enfants ; de l’adoption des enfants abandonnés à la recherche de paternité ; de l’habillement des mères indigentes aux nourrices surveillées ; du cabinet médical avec consultations prénatales, des services antivénériens aux visites des accouchées dans les hôpitaux, sans oublier les enseignements de puériculture.
Agir sur le corps des femmes, déjouer la puissance menaçante du sexe, vaincre cet immaitrisable plaisir étudié par Michel Foucault [3]. Le corps menaçant l’entourage, il est constitué en monnaie d’échange. À chaque poste d’observation : une femme. À chaque signalement : un rempart. Une sorte de communauté émotionnelle, pourrions-nous dire, suivant le travail de Rosenwein [4], qui rassemble des styles d’intervention pour « faire une mère » comme on « fait un soldat », comme on « fait un étudiant », avec des outils, des techniques, toute un communauté d’attention autour du corps à faire naître.
Cette maternité sociale porte un nom, celui de protection de l’enfance, avec un attirail de nouvelles mesures qui supposent de solides supports de femmes.
L’attention d’Odile
Première assistante sociale du tribunal d’Avignon, Melle Odile Rouvat inaugure avec panache ce réseau d’attention. Est-ce à cause de sa sensibilité ? À cause de l’abondance de ces courriers ? Parce qu’elle glissait de petits mots personnels à telle ou telle ? Je ne saurais le dire. Ce qui est sûr, c’est que je me suis vite senti au cœur de son intimité, de ses humeurs et de ses ruses avec ses petites protégées.
Parfaitement rectilignes, ses lettres pliées en deux m’ont plu par leur aspect ferme et tendre. Au point que je me suis demandé si elle n’avait pas abandonné ses lettres personnelles par erreur !
Ces liasses mal ficelées, ce papier si fin et si fragile, en vraie dentelle, manifestait une ferme volonté d’agir coûte que coûte.
Il a fallu qu’elle installe le comité du Vaucluse de Défense et Protection de l’Enfance, avec des militantes catholiques et malgré ses balbutiements, puis qu’elle soit à la hauteur pour créer l’un des premiers services sociaux auprès des tribunaux des mineurs en France, en 1945.
Il a fallu qu’elle trouve et sélectionne des familles d’accueil dans le département pour accueillir les jeunes filles mineures ; des femmes de bonne volonté et de bonne moralité, même si elles appartiennent aux classes basses de la société d’alors.
Il a fallu les visiter, jauger la qualité des mères, leurs compétences éducatives, le soin porté à la maisonnée, estimer si ce second salaire n’était pas vital afin de ne pas pervertir la mission.
Il a fallu suivre la scolarité des jeunes filles, leur mise en apprentissage – dans la couture par exemple –, ainsi que leur santé.
Il a fallu qu’elle organise les grandes vacances et les liens avec leur propre famille en prenant garde aux dernières décisions de justice : le retrait de l’autorité paternelle ou les condamnations pour divers larcins [5].
Toute une organisation maternelle est convoquée pour asseoir une veille des jeunes filles, une ronde institutionnelle qui surveille les déplacements et boucle l’intervention sociale.
Du signalement au placement, des lettres de demande d’internement des mères aux attestations du voisinage, toute une histoire parallèle se dessine autour de cette maternité sociale comme foyer de pouvoir incitant à produire des gestes, des regards, des règlements, des savoirs sur « la caractérielle ». Imagine-t-on toute la littérature sur cette figure durant tout le XXe siècle (G. Heuyer, A. Binet, S. Lebovici)… ?
Du mouvement Populaire des familles à la Caisse Nationale des Allocations Familiales, du planning Familial à la formation ménagère des écoles, des travailleuses familiales aux sages-femmes et aux assistantes sociales des tribunaux, un large dispositif féminin dévoile les écarts des mères, des filles et des petites filles [6]. Plusieurs foyers de production d’énoncés se combinent : le discours médical sur les normes de naissance, l’éducation familiale et ménagère à l’école, la politique pénale avec ses mis à l’écart en pensionnats, les femmes d’église qui se nourrissent des abandons. Point de répression mais plutôt des machines à parler et à écrire, à agir et faire agir [7].
Encerclées, contrôlées, surveillées de près ? Il faut se défaire de ce schéma simpliste, car cette version est majorée par les archives administratives disponibles aux Archives Nationales. Malgré la surveillance, malgré l’enfermement, ces jeunes filles ne décolèrent pas. Une autre lecture s’impose alors au regard des correspondances que nous avons en main. Signalées par des proches, interpellées de loin, les jeunes filles crient à tue-tête, se débrouillent comme elles peuvent, se cachent pour accoucher. Cacher sa grossesse ? C’est ce qu’elles feront sans hésitation. Mais une fois repérées, elles jetteront des mots menaçants, dénouant les langues, lançant des cris pour défendre leurs convictions.
En découvrant l’exceptionnelle correspondance entre Micheline et Melle Rouvat, « son » assistante sociale, je renoue avec la mise en forme de récits, l’immersion dans des mots et des sentiments mobilisés pour « faire agir » l’autre, des successions d’éclisses qui tiennent les scènes, les heurts et les ombres. La démarche que je défends consiste à insérer l’analyse au sein même du récit de l’aventure [8]. Il s’agit de prendre une pratique d’en bas et de la lever dans un champ de savoir, avec « ses éclairs qui viennent se poser sur la surface des objets » [9]. Je choisis donc de privilégier un point de vue de près, une vue incurvée, avec une quantité de mots courbée sur une plainte, des dénonciations et de petits vacarmes partagés par quantité d’autres.
[/Jean-François Laé
Extrait de Une fille en correction. Lettres à son assistante sociale (1952-1965), 2018, CNRS Éditions./]
[1] Notons la grande exploration de Véronique Blanchard sur la sexualité des filles qui, dans sa thèse, dont la source principale est constituée des dossiers individuels du Tribunal pour enfants de la Seine, démontre qu’une « mauvaise fille » n’est pas comparable à un « mauvais garçon », tant la dimension morale verrouille les conduites féminines. Ainsi, 460 dossiers de filles ont été dépouillés intégralement, suivant les types de prise en charge : Ordonnance de 1945, Protection en vagabondage, Correction paternelle ; et le parcours judiciaire : placement en observation, suivi en Liberté Surveillé placement long, incarcération. Voir Véronique Blanchard, « Mauvaises filles » : portrait de la déviance féminine juvénile (1945-1958), Thèse d’histoire, Université de Poitiers, 2016. Voir aussi son ouvrage, Véronique Blanchard et David Niget, Mauvaises filles. Incorrigibles et rebelles, Paris, Textuel, 2016.
[2] Voir la proposition de Michelle Perrot, « Sortir », dans Geneviève Fraisse et Michelle Perrot (dir.), Histoire des femmes en occident, T 4, Plon, 1991, p. 487-494, pour décrire la fonction maternelle inscrit sous plusieurs dimensions.
[3] Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps, écrit Michel Foucault dans Dits et écrits, Tome II, Paris, Gallimard, 2001, p. 767 et suiv.
[4] Barbara H. Rosenwein, « Pouvoir et passion. Communautés émotionnelles en France au VIIe siècle », Annales HSS, 6, 2003, p. 1271-1292. Les communautés émotionnelles sont des sphères d’appartenance qui forment des relations affectives, les évaluent, en promeuvent certaines, en rejettent d’autres, tout en menaçant les conduites déviantes et les amours réprouvés.
[5] Pour en savoir plus, voir Jean Chazal, Andrée Dauphin et Henri Joubrel, Les métiers de l’enfance difficile : un service au secours de l’enfance inadaptée. Médecins pédopsychiatres, assistantes sociales auprès des tribunaux, délégués permanents à la liberté surveillée, Paris, Lamarre, 1953.
[6] Voir Geneviève Dermenjian et Dominique Loiseau, « La maternité sociale et le Mouvement Populaire des Familles durant les Trente Glorieuses », CLIO, n° 21/2005, p. 91-105.
[7] Voir les développements de Michel Foucault dans « Le jeu de Michel Foucault », revue Ornicar, 1977, repris dans Dits et Ecrits, Tome III, p. 298-329, Gallimard, 1994, où il développe ce qu’il entend par « dispositif », un composé de strates d’institutions qui font voir et entendre, un faisceau d’action et de relations qui font parler et écrire, un enchaînement de discours efficaces.
[8] Pour suivre quelques avancées d’une sociologie narrative, voir le numéro de la revue Sociologie et Société, « Le pouvoir du récit », 2016 coordonné par Annick Madec et Numa Murard.
[9] Michel Foucault, Raymond Roussel, Paris, Gallimard, 1963, p.140.