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Une photo, un commentaire : Ils en pincent pour elle


par Fabien Deshayes
le 8 avril 2020

Ils en pincent pour elle

Plusieurs semaines qu’on en parle, de ce fameux mariage. Enfin, nous y voilà. Ça n’a pas été sans mal. Car les mauvaises réputations traînent jusqu’à l’intime ! Il y a quelques jours encore, on ne savait pas s’il aurait lieu. Rita (Les prénoms ont été modifiés), au centre de la photo, et Nasser, sur la gauche, avaient dû passer un entretien en mairie, obligatoire en cas de mariage entre une personne française et un.e conjoint.e de nationalité extra européenne – Nasser est Algérien. Mais voilà : ils avaient beau avoir répété d’avance la scène, Nasser s’est embrouillé les pinceaux. Catastrophe ! Il ne se souvenait plus de la date de naissance de Rita. 1953 ou 1956 ? « Ben dans ces eaux-là », avait-il balbutié en regardant Rita dans les yeux. « Y’a un problème monsieur », lui a-t-on dit. L’agent administratif a signalé la situation, la Police de l’air et des frontières s’en est mêlée, malgré les furieuses dénégations de Rita : « c’est pas un mariage blanc, ils sont malades ! ».

Quelques semaines plus tard, rebelote, la boule au ventre. Cette fois, pas d’erreur, c’est bien 1953 et la mairie a accepté le mariage. Pour la deuxième fois de sa vie, Rita gravit les marches de la mairie pour aller se marier. Quelques jours auparavant, nous avons arpenté le quartier de Saint-Sever, à Rouen, à la recherche d’une robe de mariage à prix peu élevé. D’accord, Nasser a dit qu’il payait tout : robe, repas, boissons. Mais il ne faut pas exagérer, la bourse n’est pas sans fond. Chacun s’est donné rendez-vous à l’appartement que Rita et Nasser partagent depuis plusieurs mois, avec le neveu de Rita, qu’elle héberge depuis plusieurs années, sa petite-fille et ses deux enfants. Avant de quitter l’appartement, il a fallu choisir qui monterait dans les deux voitures disponibles pour faire les 300 mètres qui séparent l’appartement de la mairie. Y aller en voiture, c’est obligatoire ! Au moins pour les invalides et les mariés. Nasser a fait le tri : toi, oui, toi, non. Les places sont chères : avec un ami de Rita, nous sommes les seuls à en posséder, ceux qui le pouvaient se sont tassés, 4 à l’arrière et roule !

Elle fait du bruit, cette petite colonie qui débarque dans la mairie, à l’escalier prestigieux mais au sol défraîchi. C’est la photographie. Puis il faudra attendre un peu plus loin dans le couloir. Un autre mariage se termine. On entend les applaudissements. Bientôt notre tour. Rita et Nasser s’avancent. Qui pour les accompagner jusqu’à la salle des mariages ? Rita appelle sa fille Elizabeth, en robe kabyle pour l’occasion. Quant à Kevin, le neveu de Rita, pas besoin de lui demander, il s’impose. Trop heureux d’être aux premières loges. Le petit groupe s’ébroue dans l’étroit couloir, sous l’objectif d’Hamid, le compagnon d’Elizabeth. Nasser se saisit de la robe de sa future femme, qu’il pince délicatement entre deux doigts. Aussitôt, Kevin l’imite. Dans mon souvenir, cela ne manque pas d’agacer Nasser, même si la photo ne le montre pas. Il persiste tout de même un aspect souriant de la prise photographique, avec ses deux pincements et le sourire de Kevin. Comment l’interpréter ?

Je n’ai pas les clés de cette photo, mais elle m’intrigue justement pour l’attitude de Kevin. Souvent relégué dans la maisonnée, il semble se chercher un statut, mais aussi le regard de celui qui deviendra comme un beau-père pour lui, puisque Rita est comme une seconde mère. Pour Nasser, cette petite pincette est une manière de respecter une distance publique avec le corps de sa future femme, distance qui lui parait indispensable et significative de sa culture kabyle, me dira-t-il par la suite. Pour Kevin, agir en miroir de Nasser, c’est se placer d’égal à égal avec lui. N’est-ce pas aussi une manière de rejouer la scène des demoiselles d’honneur, celles qui tiennent la traîne – ici absente – de la mariée ? Comme un hommage ? Mais il se joue peut-être une autre scène dans cette photographie. Kevin a passé des années à l’hôpital psychiatrique et dans les hôtels sociaux de Rouen. Sa tante Rita l’a pris sous son aile depuis quelques années. Mais l’aile pourrait-elle le laisser choir ? Dès lors, comment s’accrocher à sa tante sans franchir les limites de la frontière de l’intime ? Comment s’assurer que la protection minimale ne cédera pas face à la nouvelle alliance ?

Cette fois ce n’est plus la police des frontières qui s’en mêle, mais la peur d’être à nouveau abandonné.