Cimetière sous covid
Des buttes de caillasse successives. Chaque petit tas est surmonté d’un bout de bois dressé à la va-vite. Le coup de pelle du fossoyeur vient à peine de s’achever. Allez hop ! Faut pas que ça traine, le virus pourrait surgir. En s’approchant, un nom, deux dates, parfois une sculpture de bois arrondie, le toit de la Mecque. Parfois rien. Ici, on ne traîne pas. Les buttes sont alignées par dizaines, en rangées, dans ce cimetière du 93 qui n’est pas labellisé en tant que carré musulman même si nombre de sépultures y ont ce caractère. On creuse, on creuse, un trou à l’heure, six trous dans la journée. A La Courneuve, en ce début avril, les enterrements s’enchaînent, trente-trois en cinq jours, dont dix-huit de personnes mortes de la COVID.
Au fond de la photographie, un aperçu de l’avant : les sépultures soignées, les buissons et les fleurs régulièrement arrosés, l’organisation spacieuse des lieux ; à nos pieds, c’est le jour d’après : de petits tas de gravats, à touche-touche, comme sur un chantier du bâtiment. Ça ressemble à un tas d’éboulis sur un terrain vague. C’est ça : terrain vague est le bon mot.
Nous sommes en avril 2020.
La veille l’hospitalisation à l’hôpital Avicenne, puis le décès, le corps dans un drap, puis la housse plastique, personne ne pourra voir le défunt, trop dangereux disait-on au printemps 2020. D’ailleurs on n’arrive pas à les compter, les housses. Le personnel funéraire ne veut pas se déplacer sans blouse ni masque. Les agents travaillent la peur au ventre. Certaines familles demandent : « On peut ouvrir la housse afin de voir son visage une dernière fois ? » - « Ah non, c’est trop dangereux madame ! On a déjà du mal à les stocker ! Et le cimetière est fermé, on s’en occupera plus tard. » Plus personne ne veut s’approcher. Les défunts sont suspectés de refiler la bête. Ecartez-vous ! Restez chez vous !
Un court instant, nous sommes transportés au début du XIXe siècle. Villermé, l’épidémie de choléra de 1832, l’entassement des hommes, le resserrement des habitations, les exhalaisons putrides, les miasmes morbides disséminés dans l’atmosphère. Nous y voilà, comme un bégaiement improbable de l’histoire. Comme en 1830, personne ne s’approche des caves où sont entassés les morts, « partout où l’air peut s’amasser, s’épaissir, et se corrompre, dans les rues mal ventilées, les étages inférieurs ou sous les combles, se constitue un foyer d’infection. » Les mises en quarantaine, la séquestration dans des lazarets, la naissance de la police sanitaire, les cartes des carrefours de la propagation : pour comprendre le présent, il est temps de redécouvrir les ouvrages de Roger-Henri Guerrand.