La dame d’en face a recommencé. D’un geste à la fois vif et nonchalant (sa main est restée en l’air après le jet, cinq, dix, quinze secondes), elle a jeté ses affaires sur le parking devant l’immeuble, jonchant l’asphalte de livres neufs, de boites de médicaments, d’une éponge et d’un ours en peluche gris.
Les couvertures des livres brillent comme si elle les avait astiquées. Les pages battent doucement dans la brise, lecture aveugle, les mots, littéralement, s’envolent. L’ours, lui, git là, nez contre le sol, immobile.
Il y a deux semaines, une première salve avait été tirée. La journée avait commencé par une exposition temporaire devant une des fenêtres du rez-de-chaussée. Batterie de produits d’entretien (bidon de javel, bouteille de Cif, savons liquides, lessives, détachants, détergents, nettoyants multi-usage) et une floppée de chiffons, torchons, serpillères, serviettes humides, balancés là sans effets de manches, et faits pour joncher, pour que tout le monde voit ça. Pour donner au déplaisant étalage une sorte d’air de fête, une savante vitrine faite d’un pantalon bleu ciel, d’un tricot rayé et d’un tube de crème solaire avait été installée le jour précédent entre l’autre fenêtre et le rideau. Ce qui généralement annonce le printemps et ses « beaux jours » et l’arrivée de toutes celles et ceux qui voient dans le polo rayé une marque culturelle majeure de l’éternelle Bretagne prenait là des allures de souvenirs tristes d’un temps où il faisait bon baguenauder avec il ou elle sur le sable de la côte. Ah oui, il y avait aussi un chapeau de paille et des lunettes de soleil pour compléter le costume. Ce jour-là pourtant, la fenêtre était restée close toute la journée.
La dame ne sort plus. Depuis deux ans. On ne la voit plus garer sa voiture entre deux places de parking. L’engin est demeuré là, immobile depuis la dernière fois qu’elle l’a conduit, gagné par les champignons qui le repeignent en vert, un pneu finalement crevé, de guerre lasse, d’avoir trop attendu. On n’ose pas lui parler, on se regarde à la dérobée, on fait somme si ; elle descend le volet roulant quand elle croise un regard.
Le livreur passe toutes les semaines. Elle ne voit que lui. Elle lui ouvre la porte ou la fenêtre, elle l’attend. Personne d’autre ne semble venir frapper à sa porte ou au carreau. Elle reçoit des cartons à la place. Personne ne semble venir frapper à sa porte ou au carreau, pas même le vieux marchand de cochons de Plouguerneau qui fait son tour quotidien et raconte les événements de sa jeunesse, d’un œil vif, en roulant les r, le borsalino posé de travers sur la tête comme pour un hommage à Gabin. C’était le bon temps, les gens se parlaient, s’entraidaient, s’épaulaient. Aujourd’hui, il a même du mal à trouver quelqu’un pour l’écouter quelques instants. Son fils est à Nice, sa fille encore en activité (malgré son dos qui la fait souffrir), son appartement à Brest, ses 89 printemps, Plouguerneau et la campagne du Léon, c’était quand même mieux. Son monologue chante à coups d’accents toniques le bonheur des décennies passées. Le temps passé ne reviendra pas. Il ne s’arrête pas non plus devant le carreau de la dame.
Il y a bien le type du deuxième. Il les regarde d’en haut les chiffons sales, les boites de médicaments, les livres et l’ours en peluche, penché dangereusement au-dessus de la rambarde de la cage d’escalier. Il est même descendu les voir de plus près, difficilement parce qu’il s’est cassé la jambe droite cet été, alors descendre et monter les escaliers, c’est pas simple. Il les a pourtant montés et descendus dans des états vraiment difficiles ces escaliers, de jour comme de nuit, les deux mains sur la rampe, accroché à ce bout de métal comme à une bouée en pleine mer. Ou il les montait avec ses deux mains sur les marches, à quatre pattes, retrouvant là, peut-être, une curiosité de ses premières années, d’abord à quatre pattes et puis on se relève, on regarde droit et on y va ! Le plus dur, c’est la descente, d’une rambarde à l’autre, ça semble toujours plus facile, on se sent presque libre, emporté par la gravité, sidéré de sa propre aisance, moins concentré, c’est le corps qui se lâche, jusqu’à ce qu’on dérape, ou bien on glisse, ou on loupe une marche, et là, tout s’écroule.
Il se plante là, devant la fenêtre du rez-de-chaussée et fronce les sourcils et souffle. Mais la dame ne se montre pas, elle ne souffle mot, elle reste invisible. On peut même dire qu’elle fuit toute rencontre fortuite avec ses voisins. Elle ferme ses volets dès qu’elle sent une approche (sauf celle du livreur). Là, elle retient même sa respiration. Le rideau la protège, plus rien ne bouge à l’intérieur. Elle a bien parcouru, une fois ou deux, la distance qui sépare son appartement de la poubelle jaune, mais il y a longtemps, elle ne le fait plus à présent. Peut-être sort-elle la nuit pour déposer ses ordures. Le type du deuxième lance un dernier regard et remonte chez lui, son chat à la traîne, reprenant son souffle à chaque étage. En bas, une main écarte le rideau et on voit un œil regarder le ciel. Tiens, ça se découvre, ils avaient pourtant dit qu’il pleuvrait cette après-midi !
[/Le voisin d’en face/]