Ces Histoires d’École sont le fruit d’un travail d’enquête sur les relations qui se tissent entre des familles populaires, une association de quartier et des écoles et collèges fréquentés par les enfants. Pour cette recherche, j’ai accompagné, observé - pris part également - à des rencontres prévues ou improvisées, ponctuelles ou enchaînées les unes aux autres. Les récits de ces Histoires d’École visent ainsi à fixer les contours de ces situations, à leur donner un début et une fin, à proposer surtout une cohérence susceptible d’engager une interprétation sociologique.
Une des enseignantes en a les larmes aux yeux. Plantée là, devant le tableau en liège, au milieu des affiches format A4 présentant les règles de la photocopieuse et le programme de l’atelier théâtre, elle découvre les photos d’une pièce disloquée, entre fissures et moisissures, trous et larges copeaux de peintures. Il y a la rouille, il y a les fenêtres démontées et des rideaux agrafés, des vêtements soigneusement pliés et des bassines en plastique fondues sur les bords. Et des couvertures. Un nombre incroyable de couvertures empilées les unes sur les autres, signifiant une lutte éperdue contre le froid et l’humidité. Son regard méticuleux parcourt chacune des photos, s’attarde sur les moindres détails et finit par se poser sur le nom de la famille locataire. Elle connaît bien l’aîné… Elle a bataillé toute l’année dernière pour qu’il soit renvoyé de l’établissement, ou qu’il soit pris en classe relais. Elle ne s’en sortait pas avec lui en classe !
Pendant que ses yeux brillent de chagrin, d’empathie, et de culpabilité, d’autres professeurs autour d’elle fulminent de colère et d’indignation. Ils savent qui a punaisé ces photos et pensent encore une fois être considérés comme ignorants, insensibles.
Mais le principal n’en pouvait plus de les entendre dire tout et n’importe quoi lorsqu’il s’agissait d’évoquer les familles des enfants qui posent problèmes au collège. Il a tenté à plusieurs reprises des explications. C’est sûr, les profs n’y connaissent rien aux conditions de vie de ces mômes, rien du tout. Aucun des membres de son équipe ne vit dans la ville. Ils viennent tous soit de Paris, soit de petites villes de province. Entendre tous ces ragots sur telle ou telle mère. Ces jugements à l’emporte pièce sur les élèves.
Il a fait venir Jacques Pain l’année précédente, en organisant une grande conférence sur la violence scolaire, dans l’amphithéâtre du lycée principal de la ville. C’est sûr que c’était un peu direct, un peu agressif pour certains. Être considérés comme directement responsables des problèmes relationnels dans le collège, les professeurs ne s’y attendaient pas vraiment ! Oui, le renversement a été rude. Enfin, pour être clair, ils l’ont un peu au travers de la gorge, la conférence sur la violence symbolique. Mais ils réagissent comme s’il n’y avait rien à y prendre, à y comprendre, comme s’ils ne voyaient pas ce qu’ils pourraient changer à leur échelle.
Alors il a fait ce qui le travaillait depuis plusieurs jours. Il est entré dans la salle des professeurs sans rien dire, tout droit, vers le tableau en liège. Seuls trois ou quatre enseignants y travaillaient alors. Il ne leur a pas adressé la parole, a épinglé sur le tableau en liège les photos du logement de la famille R… Le taudis dans lequel vit l’un des jeunes qui trouble souvent le bon ordre du collège. Il a eu ces clichés lorsque les parents lui ont demandé de rédiger un courrier en faveur de leur fils, pour appuyer leur demande à l’office des HLM de la ville.
Une fois les photos posées, il a fait demi-tour, toujours sans rien dire, pour s’installer dans son bureau et voir si certains peuvent toujours raconter leurs foutaises face à du dur, face à du vrai, face à une réalité qu’on leur épargne peut être un peu trop.
[/Sophie Lamotte
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