Un samedi d’hiver, relativement nuageux. Il est 18h et je vais bientôt commencer à nettoyer les vitrines remplies de viennoiseries collantes et suintantes. Mais pas avant 18h30, sinon Magalie ou le patron vont me capter aux caméras, et m’appeler lundi : « Louise, on a vu sur les vidéos que tu as commencé à nettoyer les vitrines avant 18h30, il ne faut pas faire comme ça, sinon... ». Bla bla bla.
Je calcule : on est samedi, donc ils ne regardent sans doute pas les caméras en direct. C’est le week-end, ils seront sans doute plus souples. Et puis je suis qu’étudiante à temps partiel, ils s’en fichent un peu de moi. Ouais, allez, je peux bien nettoyer un peu en avance.
Sonnerie : deux jeunes hommes, entre vingt et trente ans rentrent dans le magasin. Ils sont venus en voiture. On dirait des étudiants en commerce ou en droit, ils sont bien coiffés, bien fringués, tout beaux tout propres, et ils sont assez euphoriques, comme avant une soirée.
« Bonjour ! Comment ça va, bébé ? ».
Oh, toi, tu commences bien, je regrette pas de t’avoir catalogué bourgeois.
Un peu déstabilisée, je sors quand même mon bonjour hypocritement enjoué. Machinalement joyeux. Je ne sais même plus dire bonjour autrement, ça me surprend encore des fois de parler de manière si aiguë.
L’un des clients regarde la vitrine, l’autre est plus proche de moi, de la caisse. Il me regarde de manière assez appuyée.
J’attends qu’ils me demandent ce qu’ils veulent, je les laisse choisir en regardant dans le vide, en souriant faussement, dans l’appréhension de la future interaction. Je nettoie un peu le comptoir, replace des feuilles, encore machinalement : il ne faut jamais ne rien faire.
Certaines interactions, lorsqu’elles ne sont pas traditionnelles (Bonjour, une baguette, 0,95 centimes s’il vous plaît, merci, bonne journée, à vous aussi, au revoir) m’angoissent. Si un homme qui me regarde se trouve en face de moi, j’appréhende d’autant plus que l’interaction ne soit pas coutumière (si tant est qu’on puisse définir le sexisme comme non- coutumier).
Ça ne loupe pas, évidemment, à 20 ans le sexisme je commence à connaître,
Ils me demandent les produits qu’ils désirent, des viennoiseries, Je leur donne, ils me donnent des billets, et l’un, celui le plus proche de moi me demande si je peux lui faire un peu de monnaie, Je m’exécute,
« Vous n’auriez pas une machine à laver chez vous ?
Pourquoi ?
Bah... j’sais pas.. j’ai du linge à laver,
Mais y’a des lavomatiques partout en ville,
Oui, mais c’est chiant,
(ah, et c’est pas chiant pour moi de faire ta lessive ?)
Mais je viens de te faire de la monnaie, ce sera d’autant plus facile d’aller dans un lavomatique, tu peux en trouver partout,
Oui mais je pourrais venir chez toi, on pourrait regarder un film, tu ferais à manger, y’aurait la lessive,
Ouais, bah ouais bien sûr ouais, je fais tout ce qui est attendu d’une femme, je fais ta machine, je te fais à manger.
Ouais, et puis, on finit la soirée... bah on la finit avec ce qui est attendu d’une femme !
(rire exaspéré) Bah non, je crois pas,
(sourit en me regardant) Non ?
Bah non, j’ai pas envie,
Pourquoi ?
Mais si je te dis que j’ai pas envie, ça suffit, c’est fini, c’est comme ça, »
Son ami rit, Il rigole, et lui dit « oh t’es un grand malade toi ! »,
Je tremble un peu, j’ai chaud, j’ai peur, j’ai envie de pleurer, je voudrais qu’ils disparaissent tous, je voudrais disparaître aussi,
Je comprends pas, je comprends pas comment on peut dire des choses pareilles, je comprends pas pourquoi il fait ça ni à quoi il joue,
Et son pote là, qui rigole, qui ne dit rien parce qu’il veut pas être associé à ça mais qui RIT, quand même, À une agression. Ça m’énerve.
Tu baissais les yeux pendant qu’il me parlait mais t’as rien dit. T’aurais pu l’interrompre, t’aurais pu lui dire qu’il abusait, t’aurais pu faire un tas de choses, mais t’as rien fait.
C’était quoi son intention ? Pourquoi il a fait ça ? Est-ce qu’il avait bu, est-ce qu’il était dans un état second ? Est-ce qu’il se rend compte ?
Toutes ces questions ça revient à se demander si c’était malveillant, et si je suis légitime à me révolter contre ça. Je l’ai bien intériorisé le sexisme. Je l’ai aussi bien intériorisé mon rôle de vendeuse. À aucun moment je ne les ai insulté, alors que j’en avais tellement envie, et que dans le fond ça me paraît tellement justifié. Aucun de mes mouvements n’apparaîtra inhabituels aux caméras.
Et s’ils avaient de plus mauvaises intentions encore ? S’ils reviennent à la fermeture ? S’ils m’attendent...
Mais non, raisonne toi, ils vont pas t’attendre, c’est juste un jeu pour eux.
Mais si le gars m’a captée et qu’il revient samedi prochain ? C’est encore moi samedi. S’il demande mon nom et prénom à d’autres vendeur.ses ? J’aurais bien aimé que le boulanger soit là. Ou une autre vendeuse. Au moins j’aurais eu du soutien. Heureusement que je ne rentre pas à pieds
Je me visualise courir, avec une clé coincée entre mes doigts. Je me visualise aussi frapper. Je connais quelques mouvements après tout.
Je continue de travailler, comme s’il ne s’était rien passé. Je passe d’un état amorphe, passif, état qui me permet de suivre le rythme du travail sans penser à la merde que c’est, à un état d’agitation et d’alerte parce que j’ai peur qu’ils reviennent. Mais dans ces deux états ce que je veux c’est disparaître. Parce que c’est tellement pourri tout ça. Ça m’enrage. Ce soir, encore, je sortirai du magasin le portable à la main. J’appellerai la personne avec laquelle je suis en couple pour me sentir moins seule dans la rue, pour parler avec quelqu’un-e. Je me dis, comme pour me réconforter, qu’au moins, demain je serai dans un autre magasin et qu’ils ne viendront pas. Mais, ça ne me réconforte pas, car demain encore je serai au travail. Demain encore je servirai des gens. Demain encore je serai filmée, surveillée.
Tu démissionnes bientôt, tu démissionnes bientôt
Notes
Ce texte est un concentré de sentiments que j’ai pu avoir lorsque je travaillais. J’ai aujourd’hui démissionné pour plusieurs raisons, dont certaines sont évoquées précédemment. Je n’ai pas développé beaucoup d’analyses dans ces deux pages, c’était plus une sorte d’exutoire pour moi, un endroit où je pouvais écrire ces choses que j’ai ressenties mais qui peuvent être difficiles à inclure dans le mémoire de stage. Parce qu’elles sont trop brutes, trop « sentimentales », ou parce qu’elles ne correspondent pas à la problématique abordée par exemple.
Pour autant ça me semblait intéressant de développer cet aspect dans un dossier, car pour moi la sociologie ce n’est pas juste des noms d’auteur-es, ce n’est pas juste des grandes théories, de grands concepts obscurs qu’on ne peut que difficilement s’approprier, car développés avec un vocabulaire différent du notre par exemple. La sociologie à mon sens c’est aussi une façon de mener des luttes, contre tous les systèmes d’oppressions.
Certain-es me répondront « mais, et la neutralité de la science ? ». Je (et pas uniquement moi d’ailleurs, je m’appuie certainement sur des choses que j’ai lu, vu et entendu mais dont je ne me rappelle plus) pense qu’il y a une différence fondamentale entre la neutralité politique et l’objectivité scientifique. Pour m’exprimer plus clairement, je distingue une objectivité scientifique, qui est celle d’essayer d’entendre et de comprendre les différents aspects de la société qui existent, de la neutralité politique, qui est celle de prétendre qu’on ne prend partie pour aucun de ces aspects de la société. Mais peu de gens ont la possibilité de ne pas prendre partie et de le revendiquer : les privilégié-es. Choisir la neutralité lorsqu’on discute de systèmes d’oppressions, c’est juste nier les structures qui oppriment, et y participer.
[/Morgane Marc/]