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Rendre hommage : saluer avec respect

par Annick Madec
le 18 juin 2024

Hommage ou dommage ?

Le promeneur solitaire (ou pas) qui, à l’image de Jean-Jacques Rousseau, vient méditer sur la nature humaine en visitant, à Brest, un cimetière civil accueillant le plus grand carré militaire de France, peut rester perplexe devant un petit arbre au pied duquel sont installées des ardoises. Une liste de noms est peinte sur ces ardoises ainsi que des dates de naissance et de décès. Sur une autre ardoise, on peut lire « Collectif Dominique ».

Aucun panneau ne signale le danger. Nulle part il est écrit : Passant, si tu tiens au respect de ta vie privée, garde toujours sur toi tes directives anticipées sur lesquelles tu auras précisé que tu refuses d’être étiqueté, ad mortem æternam, comme « sans abri/sans ami » par la mairie et le collectif Dominique si ce dernier est chargé de tes obsèques.

Si, par hasard, le promeneur solitaire s’est livré aux rêveries en feuilletant les journaux locaux, il aura eu quelques éclaircissement sur ce mystérieux collectif, sans avoir recours au continent d’informations qui reste mystérieux pour nombre de nos contemporains : Internet. L’histoire racontée ici est documentée par la presse locale, validée donc par le collectif. Elle raconte la déroute d’une sociologue qui s’est embarquée, comme bénévole, dans ce collectif sans en avoir bien compris le projet, l’ambition. To be or not to be ? Peut-on un jour cesser d’être sociologue quand on l’a été de longues années ? Peut-on arrêter de se questionner ? De s’interroger sur le sens des mots ?
C’est, à l’automne 2023, au moment de préparer la Journée d’hommage aux personnes décédées dans la précarité et l’isolement, que la bénévole-sociologue a cessé sa participation observante en émettant des objections inaudibles pour les fondateurs du collectif. Inacceptables.

Les journaux locaux présents à la cérémonie, le 14 octobre 2023, diffusent des photographies, dont les deux présentées dans cet article. Les journalistes signalent la présence de l’adjointe au maire, et indiquent que le collectif a accompagné huit personnes décédées dans l’année. La bénévole-sociologue, était présente durant sept de ces huit cérémonies. Elle a pris des notes lors de la préparation des cérémonies et après les enterrements. C’est à partir de ses observations qu’elle a questionné les termes mobilisés et défendus par le collectif : solitude, précarité, hommage. Le collectif prétend défendre la dignité des défunts en refusant qu’ils soient enterrés anonymement. Mais que signifie l’anonymat : être sans nom ou être sans renommée ? Les municipalités ont la responsabilité d’enterrer les morts en apposant une plaque comportant nom, prénom, et dates, sur chaque tombe. Ce qui a été fait, dans le respect de cette réglementation, pour les huit personnes.

Que signifie alors refuser l’anonymat ? Il convient, pour le collectif et la municipalité, en regroupant tous les défunts - non dans une fosse commune - mais en listant tous leurs noms sur une même ardoise, de leur donner - non un nom - mais une renommée. C’est faire le contraire de ce que font les sciences sociales quand elles anonymisent les enquêté.es afin de ne dévoiler aucune identité particulière pour constituer une catégorie. Sociologues et journalistes ne livrent les noms des personnes qu’avec leur consentement, quelle que soit leur renommée. Or personne ne sait si ces huit morts de l’année 2023 souhaitaient que leur soit rendu un hommage public collectif. Avertis, informés, auraient-ils consenti à voir leurs noms figurer sur cette même ardoise, censée leur accorder la même renommée ?

Causer un dommage

Tous les sociologues savent que rares sont les personnes qui souhaitent être étiquetées, publiquement, « cassos ». Les sociologues savent établir des différences entre solitude choisie et solitude subie, entre pauvreté et précarité. Solitaires, célibataires, isolé.es, savent aussi que bénéficier d’un logement social, d’une retraite, ce n’est pas être obligatoirement dans la précarité. Le texte qui suit respecte les us et coutumes de la sociologie en donnant des noms fictifs aux lieux, aux défunts, à leurs proches présents lors des cérémonies afin de respecter la vie privée des vivants et des morts. Chacun.e a droit au respect de sa vie privée, droit garanti par le Conseil constitutionnel en France.

On peut se demander comment le modèle « des morts de la rue » parisien a essaimé dans des villes moyennes, petites métropoles, dans lesquelles la protection sociale conserve ses fonctions de protection, le tissu associatif et caritatif est actif, les relations amicales, de voisinage, dans les familles élargies persistent à former une protection rapprochée, un filet de sécurité, selon les mots de Robert Castel. Une petite métropole qui n’a compté ni mort de la rue, ni mort dans la rue, en 2023, adapte le modèle et l’ouvre aux « oubliés », « isolés », « précaires ». Quel peut être le gain politique pour une municipalité qui se risque, en suivant un collectif de bénévoles, à accorder une inconséquente renommée à des administrés non informés ?

Au moment de la Toussaint, jour férié en France, la presse nationale comme locale s’intéresse à la mort. Les sciences sociales sont interpellées. Dans le numéro 464 du Un, le 27 septembre 2023, Anne Carol, spécialiste de l’histoire de la médecine et de la mort, affirmait : « Dans les faits, on meurt la plupart du temps à l’hôpital, seul. Une personne sur quatre seulement meurt à son domicile, contre trois sur quatre dans les années 1960. Et rien qu’un tiers meurt en présence d’un proche. 11% partent absolument seuls. La mort est, aujourd’hui plus que jamais, une affaire solitaire. »

C’est de ma faute, Eddy

Ben oui, quoi, oui, c’est de ma faute, Eddy. Je te l’avais bien dit après l’enterrement de Christian. Ça fait tout juste un an. Je t’avais bien dit de ne pas me faire ce coup là. Tu devais pas mourir avant moi. Tu avais dit ni oui ni non mais moi, je savais que tu ne pouvais pas me faire ça. Je t’avais bien dit que je ne saurais pas quoi faire. C’est toujours vous, Christian et toi qui vous êtes occupés de faire enterrer les autres. Moi, je ne sais pas. Je savais bien que tu n’étais déjà pas en forme pour l’enterrement de Christian. Tu avais encore pris un coup sur la tête. Alors sans doute que ça a été de pire en pire et des coups, tu en as bu de plus en plus. Moi, j’en pouvais plus, je ne savais plus quoi faire pour toi.

J’en avais marre, je peux bien le dire. Ras-le-bol de ce frangin cassé. Ras-le-bol des problèmes à n’en plus finir. Ras-le-bol d’entendre parler de toi, des histoires que tu avais dans ton immeuble. Ras-le-bol de t’entendre pleurer sur ton sort. Comme si on n’avait pas eu le même père qui lui aussi buvait des coups, beaucoup de coups. Beaucoup trop. Comme si moi je ne pleurais pas, comme toi, après notre mère, morte quand j’étais môme. Comme si, moi, je vivais tranquille, pépère, avec ma femme et mon môme. Mais putain, Eddy, tu peux bien reconnaître que tu t’es laissé couler. Et qu’on a bien essayé de te repêcher avant de laisser tomber. Parce qu’il n’y avait rien à faire.

T’es arrivé à l’hosto, je sais pas comment. Ils essayaient bien de te soigner, je le savais, tu me l’avais dit. Mais tu n’y restais pas. Personne n’y reste longtemps maintenant. Qu’est-ce qui s’est passé ? Comment ça se fait que tu es mort là-bas ? J’en sais rien. Tu as réussi à faire le 15 quand tu as senti que ça allait trop mal ? Je savais pas que tu m’avais mis comme personne à prévenir. Et je ne sais pas ce que j’ai dit, ce que j’ai répondu quand l’hosto m’a appelé pour me dire que t’étais mort. Je savais pas quoi dire. Je savais pas quoi faire. J’étais perdu. Sonné. C’était pas comme ça que ça devait se passer. Pas comme ça que ça devait finir.

Putain, t’avais 49 ans Eddy. 49 ans. Je ne sais plus ce que j’ai répondu. Rien peut-être. Ou que je ne voulais pas le savoir. Alors quand un mec qui avait l’air sympa, gentil, m’a appelé pour me dire qu’il allait s’occuper de tout, de t’enterrer, de faire une cérémonie pour toi. Ben, j’ai pleuré. De soulagement. J’étais tellement soulagé de savoir que tu aurais un vrai enterrement, qu’il y aurait du monde pour être avec toi. Avec moi aussi. Le gars m’avait bien dit que c’était un collectif qui organiserait ça, qu’ils avaient l’habitude de faire ça pour les gens qui mourraient comme ça, sans personne pour s’occuper d’eux. Pour qu’il prépare son hommage, comme il disait, j’ai répondu à ses questions. Je lui ai dit quelques trucs sur ta vie, que tu étais séparé depuis 10 ou 12 ans, que tu avais un fils de 18 ans, Quentin. Que tu avais été un temps chauffeur routier et après artisan taxi. Et que tu avais été longtemps dans ton équipe de foot. Que tu étais fan, plus que fan, de Sardou. Moi, ça m’a fait du bien de parler avec ce gars, de parler de toi. Et comme ça, je faisais quelque chose pour ton enterrement. Comme je pouvais. Le gars du collectif avait essayé de voir tes voisins pour avoir des choses à dire sur toi dans son hommage. Mais personne n’avait répondu. Il n’y avait que moi pour lui dire quelque chose.

Le gars m’avait dit que le collectif passait des annonces dans le journal, dans la page Obsèques. Je savais pas quoi faire, quoi lui dire. J’ai dit que moi, j’allais prévenir Véronique, ta femme, enfin ton ex-femme, et ton fils. Tous les deux, tout de suite, ont dit qu’ils ne viendraient pas à ton enterrement, qu’ils n’étaient pas d’accord pour qu’il soit annoncé dans le journal. Quentin ne voulait pas te voir vivant. Il ne voulait pas rien savoir de ta mort. Lui, il était toujours en colère contre toi. Toi tu en étais malheureux. Plus tu étais malheureux, plus tu buvais. Et plus tu buvais, plus lui était en colère. Sans doute que ça avait été la même chose avec sa mère qui en avait marre, après son boulot à l’EPHAD, d’être obligée de récupérer tes clients quand tu n’étais pas capable de conduire ton taxi. Elle en avait marre et elle avait honte bien sûr.

Je sais pas comment tu t’es débrouillé quand tout a vrillé : plus de femme, plus d’enfant, plus de taxi, plus de maison. Comment tu as réussi à avoir cet appart en ville, en centre-ville, en HLM ? Je savais que tu fatiguais bien tes voisins avec Sardou, à fond, à toutes heures du jour et de la nuit. Je ne sais pas si c’est La maladie d’amour que tu passais tout le temps, sans l’entendre, ivre-mort, jusqu’à ce que les flics, appelés par les voisins, te réveillent et te fassent couper le son. Quand j’avais dit au gars du collectif que tu adorais Sardou parce qu’il voulait savoir quelle musique il fallait prévoir pour la cérémonie, je savais pas qu’ils en discuteraient entre eux dans leur collectif. Je n’avais pas encore eu entre les mains leur papier de présentation de leur collectif. Je ne savais pas qu’il se présentait comme voulant accompagner les personnes décédées dans une démarche respectueuse de leur histoire, de leur famille et de toutes leurs convictions. A la fin de la cérémonie, il y a bien eu Connemara mais je ne savais pas qu’il avait fallu insister pour que le chef du collectif qui déteste Sardou accepte au moins cette chanson. Le chef ne partage pas les convictions de Sardou. Moi, je ne suis pas sûr que toi Eddy tu les connaissais ses convictions à Sardou. Je sais juste que tu étais malade, que l’alcool t’avait rendu bien malade. Et que tu avais aussi la maladie d’amour.

Connemara, c’était pour la sortie de ton cercueil, je crois bien. Enfin, je sais plus trop. Quand la femme qui faisait la maîtresse de cérémonie m’a demandé si, après le discours du gars que je connaissais, je voulais dire quelque chose, j’ai seulement pu mettre sur ton cercueil une photo avec toi, Eddy, Christian, et mon garçon, petit, sur les genoux de Christian. J’avais aussi apporté des fleurs. Et j’ai pleuré en répétant : c’était mon frère, c’étaient mes frères. Il y avait aussi les voisins de palier. Ils étaient venus après avoir lu l’avis de décès dans le journal. Parce que même si Véronique et Quentin n’étaient pas d’accord, le collectif avais mis l’avis en disant que ce n’était pas au fils de décider. Les voisins ont su comme ça qu’il était mort. Ils avaient bien vu qu’il n’était pas chez lui depuis plusieurs jours mais comme il savait qu’il était malade et suivi, ils croyaient qu’il était toujours à l’hôpital. Et eux, ils n’auraient pas compris qu’il n’y ait pas du Sardou à ton enterrement. Eddy sans Sardou, c’était pas Eddy. La voisine avait mis son beau chapeau pour venir pour te saluer comme un gentil voisin. Bruyant mais gentil. Le voisin savait que tu étais le fils de son ancien collègue mécanicien à l’hôpital des armées. Ça crée des liens. J’ai parlé un peu avec lui, on s’est dit que j’avais peut-être fait un stage dans son service il y a au moins 30 ans.

Et puis, il y a eu le cimetière. Dans le collectif, il y a une femme qui travaille aux espaces verts de Landoué. Landoué, c’était quand même ton bled avant d’atterrir à Brest. Elle dit qu’il y a des joueurs, des footeux, qui sont venus la voir au boulot après avoir vu dans le journal ton avis de décès. Pour parler de toi, pour comprendre pourquoi c’était ce collectif Dominique qui avait passé cet avis. Il y a aussi deux cousins à nous qui sont venus comme ça, parce qu’ils avaient lu l’avis. Il y en a un qui a réalisé qu’ils étaient voisins la femme de Landoué et lui. Moi, avant qu’on te mette en terre, j’ai fait ce qu’on avait fait ensemble, Eddy, toi et moi, pour Christian. J’ai tapé sur le cercueil et j’ai dit : allez, rigole pas Eddy, et sors de là ! Mais non, t’es pas sorti, je suis parti, tout seul, en disant, encore une fois, je repars seul. Sans femme, sans enfant. Avant de partir du cimetière, j’avais dit, je sais où il est. Un jour, j’arriverais peut-être à faire venir son fils. Un jour peut-être il comprendra que son père l’aimait. Mal sans doute. De la maladie d’amour.

Avant que je parte, j’ai dit merci. Merci à ce collectif d’avoir organisé une cérémonie : tu n’as pas été enterré comme un chien. Et moi,je n’étais pas tout seul pour supporter tout ça. Le gars m’a bien expliqué que tous les ans, leur collectif organise une journée d’hommage pour les morts qu’ils ont enterré. Il m’a dit que je serais invité, que peut-être je pourrais venir avec ton fils, avec mon neveu. J’ai encore dit merci, même si je n’avais pas bien compris comment tout ça était prévu.

Alors, c’est ma faute Eddy, et un peu de la tienne aussi … On avait pas prévu que tu allais te retrouver dans la liste des morts de ce collectif, que tu allais te retrouver dans un collectif de morts que tu ne connaissais pas, que tu n’aurais pas forcément voulu connaître. Je pouvais pas savoir qu’en laissant ce collectif faire, ce que j’aurais du arriver à faire moi-même, je le laisserai mettre ton nom sur cette liste qui sera lue le jour de l’hommage pour tous leurs morts et que je le laisserai inscrire ton nom sur une ardoise qui sera mise avec toutes les autres avec les noms de tous les autres morts de l’année dans un coin à part dans le cimetière. Et qu’un jour, toutes ces ardoises, avec tous vos noms, seront mises autour d’un arbre qui sera planté là, pour vous avoir tous réunis à son pied. Réunis par ce collectif qui dit que face à la solitude et à la pauvreté, tout être humain a le droit au respect. Ben oui, sans doute que tu serais d’accord avec ça. Mais dans ce que raconte le collectif, tu aurais aussi compris, comme tout le monde, qu’il parle avant tout des sdf qui meurent dans la rue.

Si j’arrive à faire venir ton fils jusque là, le jour de l’hommage, il va entendre le nom de son père cité comme les autres morts, comme si son père était mort dans la solitude et la grande précarité. Si on va ensemble voir où sont rassemblées ces fameuses ardoises, il va voir que son père a été mis là comme si c’était un cassos. Et une fois de plus, il aura sûrement honte de son père. Pas plus que moi, il saura que parmi ces gens, il y a au moins un autre gars comme son père qui a picolé, beaucoup, trop, sans qu’on sache pourquoi. Alors oui, il a eu des problèmes mais un toit au dessus de la tête, des gens pour les aider, des copains qui l’aimaient beaucoup. Lui aussi est mort à l’hôpital, sa place est restée vide au foyer, là où il vivait. Il n’est mort ni dans la solitude, ni dans la grande précarité. Pas plus que celui qui est mort, lui aussi à l’hôpital, propriétaire de sa maison, soutenu jusqu’au bout de la maladie par son copain, ses voisins. Il savait ce qu’il voulait, n’avait pas envie de répondre à ses cousins qui continuaient à prendre de ses nouvelles. Ça le regardait. Il voulait être incinéré, pas enterré, surtout pas. Mais comme toi, comme d’autres, il est mort, sans prévenir, sans avoir prévenu, sans avoir laissé quelque part ses dernières volontés, comme on dit. Sans avoir désigné un proche.

Alors si tu n’as plus tes parents, comme ce gars, comme toi Eddy, si tu es divorcé, si tu as des enfants avec qui tu es fâché, bref si tu es sans famille, ça ne veut pas dire que tu es comme Lucky Luke, un pauvre cow-boy solitaire, même si tu as beaucoup fumé. J’ai appris ça, avec ton enterrement, si tu n’es pas prévoyant, si tu ne fais pas un papier qui vaudra preuve pour désigner un copain pour s’occuper de tes funérailles et les payer, dès que la mairie est informée de ton décès, elle doit prendre en charge tes funérailles. Parce que moi, je n’ai pas voulu, pas pu le faire, la mairie a contacté le collectif Dominique. Je ne savais pas qu’il mettait dans le même sac des gens qui avaient tous des histoires différentes mais personne n’était sdf. J’avais bien capté que le collectif me demandait des souvenirs pour les raconter pendant la cérémonie mais j’avais pas pensé que personne ne me demanderait mon avis avant de te mettre dans le lot.

Je ne savais pas que ces gens là, du collectif, veulent faire comme dans les grandes villes. Ils veulent pouvoir rendre hommage aux « morts de la rue ». Comme il n’y en a pas, ils se rabattent sur ceux dont personne ne s’est occupé des obsèques. Tout le monde se retrouve, sans avoir son mot à dire forcément dans la solitude ou la précarité. Ou les deux. Il y a ton nom auprès de leur arbre, tout le monde peut penser que personne, jamais, ne s’occupait de toi, que je t’avais laissé tomber. C’est comme pour ton voisin d’ardoise dans leur arbre, mettre son nom, c’est comme si ses cousins à ce gars étaient dénoncés pour l’avoir abandonné en attendant d’être convoqués chez le notaire pour se partager la vente de sa maison. Ce type là voulait être incinéré et que ses cendres soient dispersées en mer comme lui-même l’avait fait pour ses parents. Il ne voulait pas laisser de traces. Mais lui aussi a le droit à son ardoise, ses cousins le droit de se taire. Son pote avec qui il faisait plein de trucs tous les jours, il ne pouvait que pleurer, devant la tombe, en disant que ceux qui n’étaient pas de la famille n’avaient aucun droit au moment de l’enterrement, même si c’était lui qui avait appelé l’ambulance pour son copain. Les gens du collectif, ça leur prend quoi comme temps, maximum deux heures pour, comme ils disent, offrir des obsèques décentes aux gens oubliés. Autant dire qu’ils ne savent rien, ou presque, de ces morts. En tous cas, pas assez, pour décider de mettre leurs noms et leurs dates de naissance et de décès, comme ça, dans le plus grand cimetière de la ville. Là où tout le monde peut passer,n’importe qui peut la voir cette liste, en allant au jardin partagé,en se baladant, en venant voir les moutons, dans ce lieu de vie. Comme dit la mairie.





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