Note d’impressions [sur tissu]
[/Février 92/]
Rideaux ! Extérieur nuit.
Petit-Quevilly. Une nuit d’hiver. La discussion s’éternise, ronronne, connaît quelques soubresauts. Il est question d’élections et inévitablement du rôle des élus, du pouvoir des notables locaux. L’hôte, chef de file des Verts pour les régionales parle de changer la vie quotidienne. (…) Sa compagne raconte la rapide et récente dégradation de la cité HLM où elle a ouvert son cabinet d’orthophoniste, il y a un an. Les maîtres mots sont lâchés : chômage, exclusion, racisme.
Il y a déjà longtemps que j’ai décroché, j’écoute uniquement la chute des mots, l’écho que les murs absorbent. Depuis le début de la soirée je me demande ce qui a changé dans cette maison depuis ma dernière visite. Les murs, la décoration ? J’y suis enfin, les fenêtres. Les grandes baies vitrées sont maintenant habillées de double-rideaux. Seuls demeurent nus trois losanges de verre sur le mur arrière de la maison. À ce moment, mon oreille enregistre une bribe de la conversation. Détruire, dit-elle. Ce n’est pas un remake de Duras. Agnès explique que l’équipe municipale envisage de détruire au moins partiellement la barre HLM derrière la maison. Mes idées s’emboîtent alors, comme des poupées gigognes. Devant les losanges de verre, je constate qu’indéniablement une ville est faite d’ombres et de lumières. Nous sommes ici côté jardin, dans la zone d’ombre. La nuit, quand tous les chats sont gris, toute la rue disparaît dans l’obscurité. Côté cour, la barre à détruire brille. Elle a revêtu son habit de lumière et le donne à voir. Les pavillons sont invisibles, volets clos. Les rideaux sont tombés sur les « tyrannies de l’intimité », sur le théâtre domestique. Nul passant ne pourra jouir du spectacle. Le spectacle est ailleurs, les ombres chinoises sont dans la barre.
Je pense alors à la lecture des recommandations adressées aux conseillères en économie sociale et familiale. Apprendre aux familles qui viennent d’obtenir un HLM flambant neuf à équiper leur nouveau home de rideaux qui auront le double avantage d’agrémenter le décor à la fois à l’intérieur et à l’extérieur. Les rideaux sont également présentés comme une marque d’appropriation du territoire. Attention cependant, les ménagères ne devront pas s’embarquer dans dépenses inconsidérées. Plus de trente ans plus tard, la consigne est suivie. Les fenêtres sont presque toutes pourvues de voilages mais la nuit, ceux-ci ne dissimulent en rien les intérieurs.
La barre est évidemment peuplée de cas sociaux. La phrase, saisie au vol, rebondit sur mes réflexions. J’ajoute intérieurement, et ils sont toujours en retard d’un métro. Quand les pavillonnaires en sont à envelopper, comme pour en faire un gigantesque paquet-cadeau, leur précieuse demeure avec d’amples double-rideaux, les pauvres viennent tout juste d’accrocher un écran translucide qui les laisse complètement à découvert. Quand le bailleur a prévu, par la pose de volets, le moyen de s’enfermer, ce n’est pas pour protéger les habitants des regards mais des vols, des agressions. Il n’y a pas de place pour les violences symboliques en période d’état d’urgence. Seuls les locataires des rez-de-chaussée, parfois des premiers étages bénéficient de cette protection. Au dessus, le spectacle commence.
Mais après tout, ces indigènes ont-ils encore quelque chose à cacher ? Les journalistes, relayés ou escortés par des enquêteurs en tous genres ont tout dit, tout montré, filmé, écrit sur les us et coutumes de ces populations. À quoi bon tirer les rideaux puisque chacun sait, de toutes façons, ce qu’il se passe derrière. Fin de la première version.
Seconde version. On peut aussi imaginer que le losange de verre des militants est l’œil qui reste ouvert vers l’extérieur ou l’espace qui reste ouvert pour que l’extérieur puisse se faufiler par cet interstice à l’intérieur. De la même façon, on peut imaginer que ce n’est pas parce que l’épaisseur ou la structure des murs ne permettent pas la pose de rideaux que les gens y renoncent. Peut-être, après tout, tiennent-ils à être vus, à ne pas être confondus dans la nuit, à ne pas être murés dans leur barre. Peut-être sont-ils en état de veille. Ceux qui ont choisi de disparaître de la scène ne sont pas restés calculer la superficie de la ficelle du paquet cadeau et ont joué l’efficacité, à défaut de jouer l’esthétique (n’hésitons pas à se mouiller en prononçant un jugement complètement ethnocentrique). Ils ont tout simplement tendu une étoffe sur la fenêtre, laquelle fait ainsi ostensiblement office d’écran. Ici, l’urgence est à la protection et non à la décoration. Chez les voisins pavillonnaires, les deux sont confondues et l’une sert de prétexte à l’autre.
La plupart des « cas sociaux » ont décidé de laisser la barre briller de ses mille feux dans la nuit. Stratégie communautaire pour signifier son existence dans la ville ?
[/Annick Madec/]