COURAGE, FUYONS !
Le beau mot d’Université a-t-il encore un sens à l’heure où retentit le fracas des libertés académiques s’écrasant sur le béton du macronisme triomphant (Il y a longtemps que la moquette rose est usée) et se brisant en mille éclats ? Même les salauds, les glandus, les pervers, les profiteurs, les passagers clandestins des luttes sociales et politiques, les turboprofs, les plagiaires, et les voleurs de savoir, de paternité, de maternité, d’autorité, en restent tout décontenancés. Quant aux autres, les enfants chéris de l’Alma Mater, les fiers, les modestes, les sans-grade, les capés, les fidèles serviteurs, les flamboyants chevaliers, les besogneux, les superdoués et même les grands, les porteurs passés et présents de la flamme, ils ramassent les éclats échoués sur le béton et les portent à la lumière dont ils ne peuvent et ne veulent se passer.
Or c’est le moment choisi par les premiers défenseurs de la sociologie narrative pour fuir le navire à bas bruit. Il y a quelques années déjà Numa Murard prenait honteusement sa retraite et s’enfuyait armé de son titre de pension. Tirant profit des deux confinements, Jean-François Laé s’est échappé avant la rentrée de septembre de l’Université Paris 8 - Vincennes à Saint-Denis, n’emportant avec lui que sa carte de bibliothèque où il se rend masqué incognito voleur de trésors oubliés. Et il se raconte à Brest qu’Annick Madec sera toujours visible l’an prochain dans les espaces publics mais qu’elle aura disparu des couloirs, salles de cours et laboratoires de l’Université. Courage, qu’ils/elles disaient : fuyons !
En l’honneur du partant de cette année, sur une idée de Philippe Artières, et sans en informer le fuyard de l’année, nous avons rassemblé une série de textes qui rendent hommage à ce que Jean-François Laé appelle la « narration sociologique », introduisant, par l’inversion du qualificatif et du substantif, une variante de la sociologie narrative dont l’interprétation est offerte à chacun, la narration prenant peut-être le pas sur la sociologie, ou encore, en d’autres termes, la transfiguration du social sur son attestation. Bref, merci aux auteurs de ce patchwork ou mélange comme on disait encore dans les milieux académiques qui se respectaient. (Numa Murard).
Sommaire
Philippe Artières, Escapade
C’était le printemps 1936, la capitale était paralysée par la grève générale. Lucie occupait l’usine de Saint-Ouen avec les autres ouvrières. C’était la première fois que Lucie faisait grève. Elle avait 20 ans, elle était entrée dans cette boîte qui faisait dans la pile, sans aucun goût pour la pile électrique, mais par simplicité ; ses parents habitaient le quartier...
Annick Madec, En faire toute une histoire
Joséphine vient de mourir. Centenaire. Elle aimait raconter les histoires de son village des Monts d’Arrée. Finistère. Mais elle ne voulait pas avoir d’histoires parce qu’elle avait raconté des histoires. Pour ne pas avoir d’histoires avec Joséphine, l’histoire de l’infanticide racontée ici n’a pas encore été écrite. A plus forte raison, elle n’a pas été publiée
Fabien Deshayes, Les hébergé.e.s
« Dis, Jacqueline, tu peux éplucher les patates pour les frites ? »
Sans un mot, Jacqueline obtempère. Elle s’empare du lourd filet de pommes de terre, le tire sans ménagement vers la table, en extrait une dizaine, les plus abimées, et s’attelle à la tâche avec un petit couteau pointu.
Laetitia Overney, Placard grand ouvert
A la maison, ma mère s’est toujours empressée de fermer les portes du placard de cuisine à l’approche d’un visiteur. Par peur du regard inquisiteur ou envieux ? Des commères qui iraient raconter chez le voisin les serviettes mal pliées, la belle porcelaine, ou les boîtes de médicaments ? Le placard ouvert dévoile trop d’intimité. Le placard ouvert, ça ne se fait pas.
Axel Pohn-Weidinger, L’institution nourricière : éducateurs, usagers et cuisiniers dans un centre d’hébergement et de réinsertion sociale
« Une nouvelle fois nous voudrions réclamer à propos de Marie, la responsable de la cuisine...
Dans la « boîte à idées » d’un centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) pour Français rapatriés, on peut lire ces phrases, qui en disent long sur les conflits qui animent le réfectoire...
Numa Murard, Proximité sociale et distance spatiale : un roman photo
De là on voyait la cour carrée, les pavés irréguliers, trous et bosses compris, le caniveau en V au milieu, avec la grille du tout-à-l’égout au bout, la boue noire accumulée autour, avec les résidus qui changeaient tous les jours comme pour le distraire, lui, alors qu’il lui fallait se concentrer, trouver l’énergie pour arracher au néant cette sensation, cette impression, cette odeur de l’enquête, avec la plume...